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La naissance du paysage

Le paysage
Le paysage

© Bibliothèque nationale de France

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L'image du paysan dans un paysage rural semble naturelle ; pourtant, elle s'est créée peu à peu dans l'esprit des hommes du Moyen Âge. Le paysan s'active tout d'abord sur un fond neutre, abstrait : celui des mosaïques, des vitraux, des enluminures ou des émaux. Le paysage, espace conçu par l'artiste, vision mouvante au rythme de la civilisation, se développe dans les derniers siècles du Moyen Âge.

Le paysan dans un monde biblique

Du monde centré sur Dieu au Moyen Âge, au monde centré sur l'homme à la Renaissance, s'accomplit la révolution de l'espace et du temps, pour cinq siècles… jusqu'à ce qu'un bouleversement transforme à nouveau les rapports de l'homme avec son environnement, au début du 20e siècle.
Ainsi, au Moyen Âge, le paysan isolé de l'espace rural est-il intégré au monde biblique, à l'espace et au temps primordiaux. L'art a une signification purement spirituelle et l'environnement n'est que le milieu universel des événements sacrés.

La Genèse : Création d’Adam et Ève Dieu ; Péché originel ; Adam et Ève chassés du Paradis
La Genèse : Création d’Adam et Ève Dieu ; Péché originel ; Adam et Ève chassés du Paradis |

Bibliothèque nationale de France

Dès l'époque romane, le paysan est présent dans le programme sculpté des cathédrales, œuvre probable de théologiens, parmi les motifs ornementaux et les thèmes religieux. C'est dans le « livre-cathédrale », véritable encyclopédie de sculptures, vitraux et fresques, que le Moyen Âge expose son besoin d'universalité, sa conception de l'homme, les rapports de celui-ci avec Dieu et sa création. Tout ce que les fidèles, des plus humbles aux plus puissants, doivent croire, vénérer, connaître s'offre à leur regard. Cette iconographie symbolique obéit à une hiérarchie par la place même qu'occupent les différents thèmes, et par l'importance donnée aux différentes figures. Ces thèmes sont, entre autres, les Rois de l'Ancien Testament, l'Apocalypse, les Paraboles, le Combat des Vices et des Vertus, puis l'Envoi des apôtres en mission par le Christ, les peuples évangélisés, les peuples païens et, plutôt inattendus, les paysans. Ceux-ci s'activent, le plus souvent, aux portails sculptés des cathédrales, sur les voussures et les piédroits, expression de cette hiérarchisation. Ils illustrent les thèmes des travaux ruraux des mois alternant avec les signes du zodiaque dans des médaillons. La création est ainsi rassemblée avec, semble-t-il, à travers le rythme sans cesse renouvelé des travaux des champs, la concrétisation de l'idée d'Éternité, la sacralisation du temps qui préserve de la destruction, temps biblique, temps légendaire où l'événement dure éternellement, et où le paysage qui varie n'a pas sa place. De plus, les travaux de la terre, associés aux signes du zodiaque, au cosmos, accèdent à une dimension universelle. Bien qu'inspirés de l'humble vie quotidienne, ils sont ritualisés, et précisent ainsi le sens biblique du travail.

Le plus souvent visible de l'extérieur et de tous, le paysan au travail symbolise aussi le monde terrestre, avant l'accès à l'intérieur de l'Église au monde spirituel. Il en est de même dans les manuscrits liturgiques qui s'ouvrent sur le calendrier.

Un espace abstrait

Dans les scènes rustiques, seuls figurent d'abord les éléments indispensables à la compréhension de l'activité du paysan : végétaux, animaux, outils, sans souci des proportions ni de la forme puisque l'image ne s'admet que dans la mesure où elle mène aux idées, et permet de s'élever à la vérité divine. L'homme du Moyen Âge ne cherche pas à découvrir la nature pour elle-même, mais à la déchiffrer pour y trouver l'image de Dieu. Le monde n'est qu'un monde d'apparences, de symboles, derrière lesquels se cache la vérité divine ; par là, même le paysage, l'environnement physique, et plus encore celui modelé par l'homme, nécessaire à la vie, n'a pas de signification propre. L'espace divin est abstrait.

L’image de la nature
L’image de la nature |

© Bibliothèque nationale de France

Le paysage
Le paysage |

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Ce qui sera plus tard le paysage – la nature, l'air, la lumière, l'atmosphère – et qui se formera insensiblement au cours de deux siècles n'est encore qu'un fond d'aplats de couleurs pourpre, or, bleu profond, de semis d'étoiles, d'ornements à fleurons ou rinceaux, ou un fond mosaïqué à damiers, losanges et autres motifs. Semblable souvent à une tapisserie, ce fond chatoyant constitue le seul « espace » sur lequel les paysans comme les personnages de l'Histoire sainte se détachent. Les rapports entre les personnages sont gestuels. Il n'y a pas de relations scéniques suggérant un dialogue ou des sentiments. L'artiste projette une image intérieure, et dans ces créations subjectives, indépendantes des réalités et des lois de notre expérience sensible, les formes sont linéaires et les surfaces plates. Sur les pages des manuscrits sont transposées les structures d'architecture et de vitrail. Les paysans s'affairent dans des médaillons quadrilobés, sous des arcatures d'ogives ou dans des espaces géométriques limités, soumis à la structure générale de la page (initiales, encadrements, marges, calligraphie).

Le sol et l'arbre

Cependant, dès le 13e siècle, les prémices d'une transformation profonde apparaissent : la pensée de saint Bernard, au 12e siècle, puis celle de saint François d'Assise, sont à l'origine d'une évolution des idées, qui se reflète dans l'art gothique. La réalité du monde extérieur, visible, est perçue par l'artiste. On aime Dieu à travers sa création. Cette vision nouvelle s'explique également par le développement des sciences expérimentales comme la médecine, par l'enseignement d'Aristote, et aussi par une théologie qui tient compte de l'homme, de ses actes et de son environnement. Dans sa Somme théologique, saint Thomas d'Aquin consacre une large place à la nature. On essaie d'allier la Foi à la Raison qui peut expliquer les croyances. On va s'appuyer désormais sur la sensation, source des idées et de l'imagination, et sur l'expérience pour fonder la connaissance du monde physique. Dans ce creuset, une iconographie différente se développe, et en premier lieu une remise en cause de l'espace.

L’apparition des trois anges à Abraham au pied d’un grand chêne
L’apparition des trois anges à Abraham au pied d’un grand chêne |

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Les premiers éléments du paysage qui apparaissent sont le sol et l'arbre. Le sol est figuré par un ruban ondulé ou par une ligne de terrain souvent de couleur vive ; l'arbre, sans relation aucune parfois avec le sujet traité, se dresse sous la forme d'une tige épaisse, plate, sinueuse, terminée par un bouton de feuilles rondes ou triangulaires. Il s'adapte souvent à l'attitude du personnage et suit la courbe d'un corps, ou arbre colonne, il est placé au centre de la composition. Il constitue à lui seul le paysage, toujours sur un fond décoratif.

L'évolution du paysage

Les bergers
Les bergers |

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Tout au long des 13e et 14e siècles, la composition, organisée jusque-là sur une surface plate sans profondeur aucune, où les personnages agissent sur le plan pictural et communiquent à l'intérieur de leur espace, se modifie et s'ouvre au spectateur. De même la forme, le modelé, les proportions tendent-ils à exprimer, non plus l'idée que l'on se fait des objets, mais l'aspect sous lequel on les voit. Les éléments du paysage, le sol, la terre labourée, les champs cultivés, les arbres, les rochers, les lointains, les constructions ne sont plus seulement pensés mais observés. Dès la fin du 13e siècle, Jean de Meun, l'auteur qui termine le Roman de la Rose, écrit : « A genoux est devant la nature… Qui d'ensuivre la (de la copier) moult s'efforce Et la contrefait comme singes. » Le carnet de croquis apparaît. La nature devient un sujet d'observation, et n'est plus un répertoire de formes symboliques. Au 14e siècle, de nombreux épisodes religieux sont traités comme des scènes de la vie quotidienne. L'espace et le temps absolus sont remis en cause. On distingue un univers divin et un univers terrestre.

Le jardinier
Le jardinier |

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Vers la fin du siècle et tout au long du 15e siècle, les fonds s'abaissent et laissent place au ciel et à l'air ; les lointains se creusent. Puis l'horizon s'éloigne, donnant une impression d'infini par l'emploi de tons de plus en plus nuancés, de coloris de plus en plus délayés au fur et à mesure que l'on pénètre dans la composition ; car le spectateur entre enfin dans la composition. Les lointains aériens et bleutés accentuent l'impression d'immensité. La lumière uniformise l'ensemble et, à la fin du 15e siècle la vision juxtaposée des éléments de paysage fait place à une vision globale. Les impressions d'atmosphère, de saisons, d'heures se manifestent au 13e et surtout au 14e siècle : premiers paysages de neige, première pluie, effets nocturnes, rayons de soleil, ombres portées et même un paysage topographique, comme était déjà apparu au 14e siècle un paysage panoramique. Les miniatures reflètent cette transformation fondamentale des rapports entre l'homme et son milieu. On découvre les conceptions nouvelles de l'espace, de la nature, de l'activité humaine. Du nord au sud de l'Europe, en même temps mais d'une manière différente, cette mutation culturelle se manifeste également dans les fresques et les tableaux. En Italie, la construction de l'espace sera fondée sur la perspective linéaire ; dans le Nord, l'observation, l'imitation pure de la nature, conduira à une évocation illusionniste de l'espace dont les premières manifestations seront des échappées sur les paysages.

Le cours d’eau
Le cours d’eau |

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Le viticulteur
Le viticulteur |

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Cette prise de possession de la réalité, à la fin du Moyen Âge, coïncide avec la montée d'une riche bourgeoisie qui bouleverse l'ordre politique économique et social. Et le paysage du 15e siècle, siècle antinomique, riche de contradictions entre deux conceptions du monde, en est le reflet. L'artiste ne sépare pas l'imaginaire du réel. Ses paysages et ses paysans offrent souvent une vision d'une réalité déroutante, imprégnée de merveilleux et d'utopie.

Les boules de neige
Les boules de neige |

© Bibliothèque nationale de France

L’arc-en-ciel
L’arc-en-ciel |

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Les premières représentations du paysage urbain

Pas plus que le paysage rural, le paysage urbain n'est figuré dans l'iconographie médiévale. Les premières évocations de la ville datent du début du 14e siècle.

Les ponts de Paris

L'évocation pittoresque des ponts de Paris et de la vie qui s'y développe dans deux célèbres exemplaires du premier quart du 14e siècle de la Vie de saint Denis (Paris, BnF, Français 2090, 2091 et 2092 et Latin 5826) témoigne du souci de replacer la vie du fondateur de l'Église parisienne dans le cadre de sa ville. En dépit du charme de ces images et de l'intérêt qu'elles suscitent, on ne peut guère les qualifier de véritables paysages. À l'exception du Pont-aux-Meuniers, pourvu de roues de moulin, les représentations sont stéréotypées, l'attention de l'artiste s'étant davantage portée sur les occupations des habitants et leurs activités commerciales, qu'il a saisies sur le vif avec un sens remarquable de l'observation.

L’arrestation de saint Denis
L’arrestation de saint Denis |

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Les monuments

Un pas décisif dans l'évolution du paysage est franchi en France au début du 15e siècle, d'une part avec les frères Limbourg, d'autre part avec le Maître de Boucicaut et ses émules. La large diffusion du calendrier des Très Riches Heures du duc de Berry (Chantilly, musée Condé, ms. 65) a rendu familiers les paysages servant de fond aux travaux des mois. Presque tous sont identifiables, tantôt avec des résidences appartenant au duc, tantôt avec des monuments de Paris ou de la proche banlieue ; les architectures y sont figurées avec la vérité dont seul le réalisme flamand semble capable. En ce qui concerne Paris, on retiendra en particulier les vues des toits du Palais (mai, fol. 5v.), de la pointe de la Cité avec le Palais et la Sainte-Chapelle (juin, fol. 6v.), du Louvre (octobre, fol. 10v.) et enfin des tours du château de Vincennes (décembre, fol. 12v.). Dans le reste du manuscrit, on notera une superbe représentation du Mont-Saint-Michel (fol. 195) et, de nouveau, une vue parisienne englobant la Sainte-Chapelle et la façade de Notre-Dame de Paris (fol. 51v.).

Premiers panoramas

Le panorama de Paris qui sert de décor à la prédication des saints Denis, Rustique et Éleuthère et à la représentation de leur martyre dans le Bréviaire dit de Louis de Guyenne (Châteauroux, bibliothèque municipale, ms. 2, fol. 364 et 367v.) annonce plus directement, par sa conception, l'œuvre de Fouquet. Dans chaque cas, la silhouette de Paris se profile telle qu'elle devait apparaître depuis la colline de Montmartre. Traitée en lointain, elle se découpe dans des formes un peu chaotiques sur un ciel crépusculaire où commencent à poindre les premières étoiles. Il s'agit de peintures de petites dimensions, où le fond relève plus de l'esquisse que de la peinture. Toutefois, l'idée est là et elle sera magistralement reprise par Fouquet une quarantaine d'années plus tard.

Provenance

Cet article provient du site Fouquet (2003).

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