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Les hauts grades

Tablier de « grand Écossais », IIe ordre du rite français
Tablier de « grand Écossais », IIe ordre du rite français

© Musée de la Franc‑maçonnerie

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Originaire des îles Britanniques, la franc-maçonnerie des hauts grades arrive en France avant le milieu du 18e siècle. Elle y connaîtra, sur deux décennies, un développement fulgurant quoique quelque peu anarchique.

Les trois filières de propagation des hauts grades

La franc-maçonnerie est une société discrète, on le lui reproche assez ! Son fonctionnement interne est peu ou mal connu du public. Une part de la vie maçonnique en particulier, importante par son ampleur et sa signification pour ceux qui la pratiquent, semble totalement ignorée, y compris par certains francs-maçons eux-mêmes. Il s’agit de ce que l’on appelle les « hauts grades », ou « degrés supérieurs » : après les trois premiers degrés communs à toute la franc-maçonnerie, que l’on appelle aujourd’hui « degrés symboliques », la progression maçonnique se poursuit à travers une série de degrés supplémentaires.
L’histoire nous a légué divers systèmes de ces degrés supérieurs qui, en outre, induisent souvent des variations dans la pratique des trois degrés symboliques communs à tous. Les générations précédentes ont appelé ces divers systèmes des « rites », sans pour autant qu’ils revendiquent de caractères particulièrement religieux.

On en trouve les premières traces huit ans seulement après la création de la première Grande Loge, l’année même où cette Grande Loge de Londres entérine l’existence du troisième degré symbolique. C’est dire que la partie immergée, ou « supérieure », de la franc-maçonnerie n’est pas une invention récente. En effet, une feuille imprimée en 1725 à Dublin, sous le titre de « Toutes les institutions des francs-maçons ouvertes », fait déjà allusion à des termes et à des moyens de reconnaissance qui ne seront utilisés que par le plus ancien des hauts grades irlandais, le « Royal Arch ».

Bijou de « 33e » du Suprême Conseil
Bijou de « 33e » du Suprême Conseil |

© Musée de la Franc‑maçonnerie

Bannière du 32e grade du consistoire de Valenciennes, 1812
Bannière du 32e grade du consistoire de Valenciennes, 1812 |

© Musée de la Franc‑maçonnerie

Dans l’état actuel des connaissances historiques, il paraît incontestable que les racines de cette part de la franc-maçonnerie se situent toutes dans les îles Britanniques. La première manifestation est l’admission de plusieurs maîtres maçons symboliques au grade de Scots Mastr. Masons (« maîtres maçons écossais »), consignée dans une minute du 28 octobre 1735 d’une loge de Bath, dans le Somerset. La deuxième est le témoignage du colonel irlandais Hugo O’Kelly devant l’Inquisition de Lisbonne le 1er août 1738, révélant l’existence de deux degrés supérieurs en des termes propres au Royal Arch. En 1743, ce degré sera confirmé à Stirling, en Écosse, et à Youghal, en Irlande. Enfin, le 23 novembre 1743 apparaît dans un journal de Londres une convocation adressée aux « frères du Heredom écossais, ou l’ordre ancien et honorable de Kilwinning ».

Cette franc-maçonnerie des hauts grades arrivera en France avant le milieu du 18e siècle. Elle y trouvera un écho favorable et y connaîtra, sur deux décennies, un développement fulgurant quoique quelque peu anarchique. Une structure organisée se dégage cependant de ce foisonnement, fondée sur la communication entre trois foyers de développement qui seront à l’origine de la formalisation des hauts grades en Europe, aux Antilles et aux États-Unis.

Tablier archaïque de chevalier d’Orient, vers 1750
Tablier archaïque de chevalier d’Orient, vers 1750 |

© Musée de la Franc‑maçonnerie

Tablier de « chevalier d’Orient », IIIe ordre du rite français
Tablier de « chevalier d’Orient », IIIe ordre du rite français |

© Musée de la Franc‑maçonnerie

L’ordre sublime des Chevaliers élus, dont l’origine reste pour l’instant inconnue, compte en 1750 vingt et un grands maîtres provinciaux, pour la plupart en France mais aussi en Suisse, dans le Piémont, en Italie, à Hambourg, à Francfort et même dans les « Isles antilles damerique [sic] ». Combien de temps faut-il pour bâtir une telle organisation, compte tenu du rythme de la vie et des délais de voyage à cheval, ou en voilier, au milieu du 18e siècle ? Cet ordre est très vraisemblablement à l’origine de la « Stricte Observance », système de hauts grades allemand codifié en 1752, et, par ricochet, du « régime écossais rectifié », un des principaux rites de la franc-maçonnerie française, définitivement fixé par le convent des Gaules de novembre 1778 à Lyon, sous l’impulsion de Jean-Baptiste Willermoz.

Le foyer parisien de développement des hauts grades est la loge écossaise Saint-Édouard ; elle a été fondée avant 1744 et se réclame du dernier grand maître jacobite de la Grande Loge de France, Charles Radcliffe of Derwentwater. Certains détails des degrés qu’elle diffuse montrent une triple influence (le maître écossais, l’ordre de Heredom of Kilwinning et une partie de la légende véhiculée par le Royal Arch).

Le foyer bordelais est fondé le 8 juillet 1745 par Étienne Morin, négociant, grand voyageur entre la France et les Antilles. L’étude des manuscrits aujourd’hui connus confirme que Morin introduisit alors en France une version anglaise, tronquée et simplifiée, du Royal Arch, qui lui avait été communiquée en 1744 par le captain general William Mathew, gouverneur général pour la Couronne d’Angleterre des îles Sous-le-Vent, et grand maître provincial de la Grande Loge d’Angleterre à Antigua.

Parcours des degrés du rite français
Parcours des degrés du rite français |

Bibliothèque nationale de France

Regroupement des chapitres et intégration des hauts grades au sein du rite français
Regroupement des chapitres et intégration des hauts grades au sein du rite français |

© Bibliothèque nationale de France

Ces trois filières de propagation des hauts grades communiqueront entre elles dès 1750, conduisant à la structuration progressive, pendant la seconde partie du 18e siècle, d’un ensemble relativement ordonné de degrés supérieurs. Le Grand Orient de France, sous l’impulsion de Roëttiers de Montaleau, les synthétisera en 1786 en quatre ordres, plus un ordre ouvert, ce que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de « rite français ». Cette synthèse se heurtera à de fortes résistances, et finalement un autre rite, commun à la France et aux États-Unis, trouvera sa forme finale en 1804 en France sous l’autorité d’Auguste de Grasse-Tilly : le « rite écossais ancien et accepté ».

Le titre d’ « écossais » attribué dès l’origine à ce système de hauts grades provient très vraisemblablement de ce qu’il fut introduit en France par des gentilshommes originaires d’Écosse ou d’Irlande, accompagnant en exil à Saint-Germain-en-Laye le dernier représentant de la dynastie écossaise des Stuarts, Jacques II.

La franc-maçonnerie française comptera alors sous l’Empire trois systèmes ou rites de hauts grades : le régime écossais rectifié, en quatre grades supérieurs au-delà des trois grades symboliques, le rite français, en quatre ordres plus un, toujours en sus des trois premiers degrés, et le rite écossais ancien et accepté, qui se définit lui-même en trente-trois degrés, incluant les trois degrés symboliques. Ce sont encore aujourd’hui les trois principaux rites pratiqués en France.

Après quelques péripéties, des systèmes de hauts grades se référant à une « tradition égyptienne », importés d’Italie au 19e siècle, s’unirent en 1881 sous l’égide de Giuseppe Garibaldi. Aujourd’hui intitulé « rite ancien et primitif de Memphis-Misraïm », riche de quatre-vingt-dix-neuf degrés, ce quatrième système de hauts grades complète le tableau actuel de la franc-maçonnerie française.

Tabliers, cordons et bijoux des 13 premiers grades du rite écossais ancien et accepté
Tabliers, cordons et bijoux des 13 premiers grades du rite écossais ancien et accepté |

Bibliothèque nationale de France

Décorations maçonniques du grade de maître secret, 4e degré du REAA
Décorations maçonniques du grade de maître secret, 4e degré du REAA |

© Bibliothèque du GODF

Aux origines du « rite de perfection » (ou du « Royal Secret » )
Aux origines du « rite de perfection » (ou du « Royal Secret » ) |

Bibliothèque nationale de France

Tabliers, cordons et bijoux des 13 premiers grades du rite écossais ancien et accepté
Tabliers, cordons et bijoux des 13 premiers grades du rite écossais ancien et accepté |

Bibliothèque nationale de France

Une chevalerie spirituelle fondée sur l’amour et l’approfondissement intérieur

À quels besoins répondent donc ces hauts grades ? Et à quoi servent-ils ? Le goût, trop humain, pour les décorations, breloques et autres colifichets vient naturellement à l’esprit. Il explique certainement l’émiettement, les recopies partielles, les inventions de grades qui marqueront la seconde partie du 18e siècle. Le frère Théodore Tarade, fondateur de la loge Saint-Théodore à Paris le 9 mai 1761, recense en 1776 dans son précieux carnet : « […] les trente neufs grade cy dessus avec ceux qu’il comprennent forme la totalité des grades de la maçonnerie il y en a beaucoup d’autres qui ne se compte point que je donneré a la main La totalité monte pour posséder cest grade a 70 # 16 s [sic]. »

Cependant, la mise en ordre progressive et les significations plus profondes et cohérentes données à ces degrés par les générations successives montrent que d’autres forces sont ici à l’œuvre. Le franc-maçon d’aujourd’hui, pour qui la franc-maçonnerie des hauts grades est devenue une part importante de sa réflexion et de son approfondissement personnel, considère parfois cette profonde cohérence comme un « petit miracle ».

Templier en habit de guerre
Templier en habit de guerre |

Bibliothèque nationale de France

La première des forces à l’œuvre dans l’institution de degrés supérieurs fut la nécessité de canaliser, de coordonner la franc-maçonnerie naissante. Plusieurs de ces hauts grades sont conçus dès l’origine comme une forme de chevalerie chargée de reconstruire le temple de la franc-maçonnerie, abattu par les désordres, les excès et les scissions : « La maçonnerie reçue et établie avec tant d’éclat en France, [est] négligée et méprisée par des faux frères qui n’en ont jamais connu la fin ni les principes. […] Ainsi nous avons à ramener dans la bonne voye nos frères malheureusement égarés. »

L’emprise, réelle, des frères des degrés supérieurs sur la franc-maçonnerie française depuis le milieu du 18e siècle cessera avec la reprise de contrôle des trois premiers degrés par la Grande Loge de France en 1766, et la formation du Grand Orient de France en 1773.

Sautoir de chevalier Rose-Croix
Sautoir de chevalier Rose-Croix |

© GLNF

Diplôme de « Souverain Grand Inspecteur Général et membre du Suprême Conseil du 33e degré » de Julien Pyron
Diplôme de « Souverain Grand Inspecteur Général et membre du Suprême Conseil du 33e degré » de Julien Pyron |

© Musée de la Franc‑maçonnerie

D’autres influences et motivations, déjà présentes, prendront alors le relais, décrites ainsi dans un de ces grades en 1763 : « D’où venez-vous ? Du centre des ténèbres. Comment en avez-vous pu sortir ? Par la réflexion et l’étude de la nature. Que nous revient-il de la connaissance de ces choses ? Nous y puisons la connaissance de ce que nous sommes nous-mêmes, de ce que la nature produit, l’effet de ses productions et le point de perfection qu’elle donne à toutes choses. »

C’est ainsi que l’on retrouvera ici ou là dans les divers parcours de cette franc-maçonnerie des hauts grades de nombreuses références à la fois aux récits bibliques de l’Ancien Testament et du Nouveau Testament, et aux diverses recherches des 17e et 18e siècles, hermétisme, alchimie, kabbale, Rose-Croix, etc.

Cet exemple d’un prolongement chevaleresque et spirituel à une organisation de métier n’est pas nouveau. Il est étrange de constater à quel point cette organisation est similaire à celle qui prévalait dans le monde arabo-perse du 12e siècle, décrite entre autres par Shihaboddîn Omar Sohravardi (1145-1234) : une confrérie initiatique de métier en trois degrés, prolongée par une chevalerie spirituelle fondée sur l’amour et l’approfondissement intérieur.

Un approfondissement de l’expérience des trois premiers degrés

Aujourd’hui encore, ce cheminement progressif dans les degrés supérieurs est vécu comme un approfondissement de l’expérience des trois premiers degrés, une progression intérieure vers une vision plus spirituelle du monde et de l’autre, plus ou moins religieuse ou adogmatique selon les rites maçonniques. Un bon tiers des frères et sœurs de France s’y sont engagés. Pour la plupart, ils considèrent que c’est une part essentielle de leur vie. Chaque système de hauts grades, chaque « rite » a bien sûr ses spécificités.

Cordon de « Très Haut Illustre Frère, Chevalier d’Occident »
Cordon de « Très Haut Illustre Frère, Chevalier d’Occident » |

© Musée de la Franc‑maçonnerie

Bijou de maître de Saint-André
Bijou de maître de Saint-André |

© Musée de la Franc‑maçonnerie

Le rite ancien et primitif de Memphis-Misraïm porte, selon Robert Ambelain, qui en assumera la direction en 1960, un fort accent sur les « hermétistes, cabalistes, gnostiques, rassemblés au sein des grandes organisations rosicruciennes […]. Dès lors, demande-t-il, pourquoi vouloir nimber d’une ambiance religieuse, particulière et absolue, un ésotérisme qui se veut, en fait, être un universalisme initiatique ? »

Le régime écossais rectifié n’est pas né par hasard à Lyon, ville religieuse et catholique s’il en fut. La règle maçonnique à l’usage des loges réunies et rectifiées, arrêtée au convent général de Wilhelmsbad en 1782, stipule : « Prosterne-toi devant le Verbe incarné, et bénis la Providence qui te fit naître parmi les chrétiens. Professe en tous lieux la divine religion du Christ, et ne rougis jamais de lui appartenir. »
Les frères et sœurs pratiquant les « ordres de sagesse » du rite français se considèrent parfois comme « les cisterciens de l’écossisme », en raison du caractère sobre, synthétique et ramené à l’essentiel voulu dès l’origine par Roëttiers de Montaleau. Ils décrivent leur rite comme « une voie de spiritualité éclairée par les Lumières ».

Enfin, le rite écossais ancien et accepté a précisé sa voie lors des réunions de Gand, en 1998, et d’Athènes, en 2001 : « La démarche initiatique est une recherche spirituelle qui se fonde sur la proclamation par le rite de l’existence d’un principe, dit supérieur ou créateur, connu sous le nom de Grand Architecte de l’Univers. La recherche de vérité ne peut être soumise à aucune limite et aucune contrainte dogmatique, ce qui implique le droit et le devoir, pour chaque membre du rite, d’interpréter le concept de Grand Architecte de l’Univers et les symboles selon sa conscience. »

La franc-maçonnerie, cette inconnue, dévoile ainsi dans ses hauts grades non seulement une diversité insoupçonnée, mais encore une quête spirituelle que nos concitoyens imaginent encore moins !

Bijou de sublime maître du Grand Œuvre
Bijou de sublime maître du Grand Œuvre |

© Musée de la Franc‑maçonnerie

Bijou du 90e grade du rite de Misraïm
Bijou du 90e grade du rite de Misraïm |

© Musée de la Franc‑maçonnerie

Matrice de sceau du rite de Misraïm
Matrice de sceau du rite de Misraïm |

© Musée de la Franc‑maçonnerie

Bijou d’apprenti de Saint- André, 4e grade du rite suédois
Bijou d’apprenti de Saint- André, 4e grade du rite suédois |

© Musée de la Franc‑maçonnerie