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Le symbole au 19e siècle

Une mystification antimaçonnique
Une mystification antimaçonnique

Bibliothèque nationale de France

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Le 19e siècle est marqué par une multiplication des symboles et de leurs interprétations au sein de la franc-maçonnerie. Une évolution qui entraîne une concurrence entre les rites et les loges, mais aussi une rélfexion plus profonde sur l'usage et l'interiorisation du symbolisme maçonnique.

L’expression symbolique, chargée de « rendre » des objets « sensibles à l’esprit », est au service d’un sensualisme philosophique (la connaissance passe par les sens) et d’un objectif déclaré de « connaissance ».

Un rêve de science assis sur la maîtrise du langage symbolique

Le Régulateur du maçon (qui, au tournant des 18e et 19e siècles, fixe un canon du rite français pour les grades dits « symboliques », apprenti, compagnon, maître) montre non seulement l’omniprésence du symbole dans le rite maçonnique, mais plus encore la manière dont il est utilisé. Immergé dans une symbolique, l’initié n’est cependant pas laissé en tête à tête avec les symboles : le rituel formule un discours explicatif au fur et à mesure de leur apparition. « Ces épreuves sont toutes mystérieuses et emblématiques ; apportez-y toute l’attention dont vous êtes capable. » (Initiation.)

Sitôt le « premier voyage » accompli, le sens en est défini : « Ce premier voyage est l’emblème de la vie humaine : le tumulte des passions, le choc des divers intérêts, les difficultés […], tout cela est figuré par le bruit et le fracas qui ont frappé vos oreilles, par l’inégalité de la route que vous avez parcourue. » Et ainsi de suite. Avec le symbole viennent donc l’énoncé d’un sens, la volonté de faire sens et une situation d’enseignement : un groupe forme le néophyte par la mise en scène symbolique. Le terme d’« emblème » (largement préféré à celui de « symbole » dans le Régulateur, tandis que de nos jours le terme de « symbole » est le plus en usage) suppose une composition symbolique d’une relative complexité. À la fin du 19e siècle, le Grand Larousse tente ainsi de distinguer ces mots proches, qui désignent un mode d’expression figuré, et qui sont souvent interchangeables : « Le symbole […] est quelque chose de connu, il se présente sans effort ; tandis que l’emblème est plus ou moins ingénieux […] et peut quelquefois demander, pour être compris, une explication plus ou moins détaillée. » (1872).

Le Régulateur du Maçon
Le Régulateur du Maçon |

Bibliothèque nationale de France

Bijou d’officier tuileur
Bijou d’officier tuileur |

© GLNF

L’expression symbolique, chargée de « rendre » des objets « sensibles à l’esprit », est ainsi au service d’un sensualisme philosophique (la connaissance passe par les sens, il faut donc les impacter en premier) et d’un objectif déclaré de « connaissance » :

« Mon F. les connoissances que vous avez acquises depuis que vous avez été admis à nos Mystères, ont dû rendre sensible à votre esprit les emblêmes qui accompagnent la réception d’Apprenti, nous vous avons donné la première, c’est-à-dire que nous vous avons ouvert le chemin des connoissances auxquelles le commun des hommes ne sauroit parvenir. Plus vous irez en avant et plus à force de travail vous ferez des découvertes satisfaisantes. Réfléchissez attentivement sur tous les emblêmes qui vont accompagner votre réception. » (Deuxième degré.)

Ainsi s’enclenche un mode de questionnement intellectuel dans lequel le « mystérieux » (ce qui est voilé par l’emblème) opère comme stimulant. Le rituel construit méthodiquement le mécanisme d’une quête du sens :

« Oui, mon Frère, tout ce que vous avez vu jusqu’à présent dans la Maçonnerie, tout ce que vous y verrez par la suite, est couvert du voile mystérieux de l’emblême ; voile que le Maçon intelligent, zélé et laborieux, sait pénétrer. Faites bien attention à ce qui vous est arrivé, et à ce qui vous arrivera. » (Troisième degré.)

La revendication de la filiation égyptienne : le poignard des jésuites retrouvé dans les ténèbres
La revendication de la filiation égyptienne : le poignard des jésuites retrouvé dans les ténèbres |

Bibliothèque nationale de France

En administrant ce vaccin contre l’incohérence, le rituel du troisième degré (celui du maître maçon) couronne le discours sur le symbole : mission est imposée au récipiendaire de produire par lui-même « le » sens, en surmontant « diversité » et « contradictions ». Outre le paradoxe de cette liberté très dirigée, l’ambiguïté est qu’il appelle du même coup l’attention sur les imperfections, les décrochages, les limites et accidents du rituel et de la symbolique, objets eux-mêmes constitués de manière complexe et contingente dans l’histoire.

C’est à l’aide de ces deux mâchoires (d’un côté la frénésie du tout-lié, de l’autre une sensibilité aiguë à la lacune et à la discordance) que la maçonnerie du 19e siècle, réputée bavarde, rumine un vaste discours interprétatif, à la fois fervente adepte du sens et de l’unité, mais en même temps animée et surexcitée par l’esprit critique.

Carte philosophique et mathématique
Carte philosophique et mathématique |

Bibliothèque nationale de France

Carte philosophique et mathématique
Carte philosophique et mathématique |

Bibliothèque nationale de France

De la fin du 18e siècle, elle hérite de vastes systèmes dont l’ambition – faire tout tenir et concorder dans une grille d’interprétation – va de pair avec une attention extrême portée aux emblèmes et à la symbolique. Ainsi, de Charles-François Dupuis (1742-1809), elle récupère le système d’interprétation des religions. Il s’agissait pour Dupuis, académicien et spécialiste de l’Antiquité dont l’heure de gloire sonna sous la Convention (Origine de tous les cultes ou Religion universelle, 1795), de décoder toutes les symboliques religieuses, le flambeau de la raison à la main, pour en livrer la clé unique : cette dernière consiste, d’après Dupuis, en une connaissance nullement surnaturelle, une science de la nature et de l’astronomie. Le savant, livrant au public à la fois le sens et le code des symboles religieux, entendait ainsi retrouver une science antique que les savants de la nuit des temps, c’est-à-dire les prêtres, avaient voilée pour mieux l’accaparer.

Canne de maître de cérémonie
Canne de maître de cérémonie |

© Musée de la Franc‑maçonnerie

Ce que la maçonnerie emprunte au 19e siècle (et jusqu’au 20e siècle) de ce type de système, c’est surtout, outre une référence astronomique obsédante chez de nombreux auteurs, un rêve de science assis sur la maîtrise du langage symbolique. L’idée est qu’on sait, enfin, ce que veulent dire les symboles des religions : ils codent un discours scientifique sur la nature. Par là se développe la conception d’une franc-maçonnerie qui se distingue radicalement des religions (ces dernières étant vues comme des consommatrices équivoques du symbole, des productrices d’ignorants et de dupes) mais qui en même temps les transcende et les comprend toutes, par une pleine conscience de l’expression symbolique qu’elles mobilisent et du langage symbolique dans son universalité.

Ainsi, le maçon (et auteur maçonnique prolifique) Jean-Marie Ragon se montre complaisamment offusqué, dans la seconde moitié du 19e siècle, de ce que certaines églises catholiques ne soient pas correctement orientées : lui, maçon (mais non dévot ni croyant), sait comment et pourquoi on dispose les espaces sacrés, il est maître en orient et en symbolique, tandis que les prêtres modernes ne sont, dit-il, que des ignorants des symboles qu’ils prétendent manier.

Une superproduction de formes maçonniques

Le 19e siècle ouvre et met à vif toutes les grandes questions, laissant la voie libre aux réponses les plus diverses, de l’intériorisation du symbolisme aux théorisations de son effacement.

Le symbole et la symbolique sont donc des lieux de pouvoir et d’affrontement : non pas tant sur le détail de telle ou telle interprétation que sur la maîtrise même du code et sur la démonstration de cette connaissance. Autour de Ragon et au-delà, un vaste pan de la maçonnerie du 19e siècle se pense comme enseignante et formatrice des peuples (précisément parce qu’elle s’estime elle-même instruite de l’essentiel).

Ce n’est donc pas un hasard si l’antimaçonnisme fin de siècle ne se contente pas de dénoncer les liens de pouvoir tangibles ou supposés tels : ainsi c’est la « clef des symboles secrets de la franc-maçonnerie » que prétend révéler Léo Taxil (dans Les Sœurs maçonnes, 1886). Sous ce nom, il présente comme le code ultime et obscène des arrière-loges un texte par lui fabriqué en latin de cuisine, dont l’objectif, conformément à une solide tradition antimaçonnique, est d’ouvrir les yeux du lecteur sur le sens sexuel des symboliques de la nature.

Mais c’est aussi à l’intérieur de la maçonnerie que s’exercent des luttes de pouvoir, de prestige, d’influence. Quel rite fait le mieux valoir les symboles (ou encore, quel autre « dégoûte » les maçons sitôt qu’ils entrent) ? Quelle loge, quel frère les interprète avec le plus de talent ?… Quel manuel est le plus fiable (c’est aussi le siècle du boom des manuels) ?

Convocation à une tenue de loge
Convocation à une tenue de loge |

© Musée de la Franc‑maçonnerie

Manuel maçonnique, ou Tuileur de tous les rites…
Manuel maçonnique, ou Tuileur de tous les rites… |

© Bibliothèque nationale de France

C’est à qui, au sein de la maçonnerie, démolira le « système de grades » de son voisin, mais aussi reconstruira le sien propre, ou jouera les grades symboliques (les trois premiers) contre les hauts grades, ou inversement… L’auteur d’un tuileur (Delaulnaye, au début du 19e siècle) a pour maxime Risum teneatis On ne rit pas ! ») et pour occupation d’épouiller des documents maçonniques de leurs absurdités, pour un public de maçons. L’angoisse est grande concernant les incohérences, les tiraillements ou les franches éclipses du sens, ainsi que la prolifération des formes maçonniques, grades, rites, paramaçonneries et formes dérivées de toutes couleurs. Jean-Marie Ragon désigne comme des « superfétations » ces formes qu’il voit pulluller de tous côtés et qui à ses yeux outrepassent le raisonnable. Il en appelle quant à lui à une « orthodoxie ». Et pourtant, cette superproduction de formes maçonniques trouve encore un sens et une place à ses yeux : il en raffole et les collectionne pour lui-même, estimant que la forme maçonnique débridée teste efficacement la résistance ou la fragilité mentale des maçons, atteste (ou pas) si les intelligences peuvent résister au délire des décors, des titres et des affabulations, et pour finir permet de distinguer au sein du peuple des maçons entre « vrais initiés » et « maçons ignorants », ces derniers étant voués aux gémonies : la nef des fous-maçons (pour ainsi dire) sert en ultime ressort l’esprit de l’initiation.

Ragon, producteur d’une Orthodoxie maçonnique dont le titre dit bien l’intention dirigiste et normalisatrice, réalise du même coup ce qu’on pourrait appeler une « histoire des égarements de l’esprit maçonnique ». À travers le symbole et ses interprétations, se manifeste l’angoisse qu’éprouve la franc-maçonnerie à propos d’elle-même, au long du 19e siècle, siècle bavard, siècle de disputations et de crises. Si elle pose un rêve de science grandiose, archaïque, sur le modèle d’une Antiquité hiératique et fantasmatique, elle constate aussi que la science appartient désormais à tous : quel code symbolique, alors, pour quels type et contenu de connaissance et pour quel mode d’action, sur quel aspect de l’humain ? Dopant et faisant prospérer les hauts grades ou les petits systèmes hauts en couleurs, la franc-maçonnerie les combat aussi et alimente un questionnement non clos sur sa propre créativité en matière de formes, d’imaginaires et de pratiques, qu’aucune prise de position « orthodoxe » sur le délirant ou le sain, sur le débridé ou le rigoureux, sur le rationnel ou l’insensé (chacun étant sensé à ses propres yeux et tous produisant du sens avec la même énergie) ne résout évidemment.

Kabbale et franc-maçonnerie
Kabbale et franc-maçonnerie |

© Bibliothèque nationale de France

Les grades maçonniques, miroirs de la sagesse mystique
Les grades maçonniques, miroirs de la sagesse mystique |

Bibliothèque nationale de France

C’est aussi la fin du symbole que le 19e siècle pense frontalement : si la franc-maçonnerie maîtrise si bien les codes du symbole, pourquoi aurait-elle encore besoin de voiler les choses, et d’utiliser des signes qui par nature poussent à l’équivoque ou fonctionnent en activant les passions ? Au début du siècle, à travers son vaste poème d’Orphée, Pierre-Simon Ballanche (1776-1847) pense, du dedans de l’ésotérisme, la fin de l’ésotérisme, qu’il estime promise à l’humanité adulte. À travers la fiction et la mise en scène romanesque, les romans de George Sand Consuelo et La Comtesse de Rudolstadt (1842-1844) expriment excellemment la dialectique du romantisme social : un besoin d’éducation de l’humanité jusqu’au moment où… « le voile du temple sera déchiré pour jamais, et où la foule emportera d’assaut les sanctuaires de l’arche sainte. Alors les symboles disparaîtront » (La Comtesse de Rudolstadt). Ce « temps est proche », dit le personnage du roman qui porte cette prophétie. À la romancière (du reste nourrie de documentation maçonnique), il revient d’imaginer un rituel fictif, celui qu’elle fait vivre à Consuelo, où les initiés se partagent en deux camps, les uns dupes d’un symbolisme à leur taille (ambitions étroites, appétit de faste, interprétations limitées), les autres conscients de l’idée et du but historique : ici l’histoire et le contact émouvant de l’histoire prennent la place, comme centre et cœur du symbolisme, de l’emblème qui parle aux sens. Le fragment d’histoire humaine atroce (l’instrument de torture qui a servi, les débris de vrais cadavres que l’héroïne reçoit en plein visage) devient nouveau « symbole » vivant, par opposition aux « simulacres » (les symboles maçonniques, perçus négativement).

Ainsi, le 19e siècle ouvre et met à vif toutes les grandes questions, laissant la voie libre aux réponses les plus diverses, de l’intériorisation du symbolisme aux théorisations de son effacement.

L’encyclopédie maçonnique d’un militaire anglais saisie par l’armée française
L’encyclopédie maçonnique d’un militaire anglais saisie par l’armée française |

Bibliothèque nationale de France