Découvrir, comprendre, créer, partager

Focus

Les francs-maçons et la Révolution française

Le Serment du Jeu de paume
Le Serment du Jeu de paume

Bibliothèque nationale de France

Le format de l'image est incompatible
Mouvement des Lumières, la franc-maçonnerie a parfois été vue comme l'initiatrice secrète de la Révolution française. Un rôle en grande partie fantasmé, bien que les loges aient connu un renouveau sous le Directoire.

La thèse des origines franc-maçonnes de la Révolution

Avec ce même régime, il n'étoit pas impossible d'organiser en France des loges de brigands et de distribuer les rôles de soldats et même de bourreaux de la Révolution.

Augustin de Barruel, 1800

La phrase qu’écrit le jésuite Augustin de Barruel dans l’abrégé des Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme publié au lendemain du coup d’État du 18 brumaire an VIII résume la place essentielle occupée par la relation entre la franc-maçonnerie et la Révolution française dans les progrès de l’antimaçonnisme et dans le succès des théories conjuratrices qui ont été construites autour de la sociabilité maçonnique. Qu’elle revête la forme d’un complot perpétré par des « arrière-loges » auquel croient les émules de Barruel tout au long du 19e siècle ou, plus subtilement, par une « synarchie de sociétés de pensée » parmi lesquelles les loges maçonniques occuperaient une place de choix, comme le soutiennent plus tardivement ceux d’Augustin Cochin – à partir de son observatoire breton, ce dernier voit dans l’action des francs-maçons un élément décisif du travail de sape du trône et de l’autel ayant entraîné la chute de l’Ancien Régime –, la thèse des origines franc-maçonnes de la Révolution est érigée, malgré des critiques immédiates, au rang de certitude dans l’opinion, pendant plus de cent cinquante ans. Enracinée dans les fortes suspicions existant contre la franc-maçonnerie à la fin du 18e siècle (à la méfiance originelle envers le latitudinarisme religieux des Constitutions d’Anderson, envers la pratique du secret – qui valut à la franc-maçonnerie d’être condamnée par l’Église en 1738 et en 1751 – et envers ses origines anglaises s’était ajouté, avec la fondation des Neuf Sœurs, le soupçon d’une collusion des loges avec le parti des philosophes), la thèse a bénéficié de l’habileté de Barruel. Le jésuite synthétise en effet avec talent les accusations lancées contre la franc-maçonnerie depuis le début de la Révolution et concentre son réquisitoire autour des dignitaires de l’Ordre et de quelques loges emblématiques des liens qui pouvaient parfois unir les francs-maçons et les philosophes. Ses idées profitent aussi d’un efficace travail de colportage dans l’Europe de la Sainte-Alliance.

Portrait de Voltaire
Portrait de Voltaire |

Bibliothèque nationale de France

La Marseillaise
La Marseillaise |

Bibliothèque nationale de France

La conscience qu’avaient les élites – dont beaucoup de membres ont été initiés plus ou moins durablement – du caractère novateur des pratiques maçonniques depuis la naissance du Grand Orient de France (l’obédience a adopté à partir de 1773 les principes de l’électivité des mandants et de la représentation des provinces) conforte également la conviction de tenir dans les francs-maçons, auprès des philosophes, des Illuminaten et des Jacobins, les responsables de la Révolution. Et l’accusation semble d’autant plus crédible que la franc-maçonnerie est depuis le début du règne de Louis XVI dirigée par un grand maître, le duc de Chartres (Philippe Égalité), dont les ambitions et les intrigues politiques sont clairement affichées. De nombreux auteurs, à l’instar de Galard de Montjoie (Montjoie 1834), contribueront ainsi à donner du crédit à la thèse des origines franc-maçonnes de la Révolution en montrant que nombre d’initiés servaient aussi un complot orléaniste. Rendue compréhensible en raison de l’habileté de Barruel, du climat idéologique qui règne en France à partir de 1815 et de l’acceptation de la thèse des origines maçonniques de la Révolution française par les francs-maçons eux-mêmes et par les républicains les plus influents, la croyance dans le rôle des initiés à la franc-maçonnerie dans le déclenchement de la crise révolutionnaire est pourtant un paradoxe eu égard au contraste existant entre le rayonnement de cette forme de sociabilité (635 loges) à la veille de la Révolution et le déclin qui l’affecte durant la décennie révolutionnaire, un déclin dont les chiffres de 18 et de 140 loges actives respectivement au moment du coup d’État du 18 fructidor an V (4 septembre 1797) puis en 1802, date à laquelle la franc-maçonnerie réunifiée est prise en main par le régime bonapartiste, sont le plus fort témoignage.

« Je suis citoyen »
« Je suis citoyen » |

Bibliothèque nationale de France

Honoré Gabriel comte de Mirabeau (1749-1791)
Honoré Gabriel comte de Mirabeau (1749-1791) |

Bibliothèque nationale de France

Les origines de la mise en retrait de la franc-maçonnerie entre 1789 et 1799 sont à rechercher du côté de ses liens avec la sociabilité d’Ancien Régime et des tensions qui se développent dans l’obédience depuis la réforme des années 1771-1774.

À l’été 1789, la franc-maçonnerie est aux mains de dignitaires dont les comportements – à l’instar de Bacon de La Chevalerie, parti à Saint-Domingue, où il dispose de biens considérables, de Chaillon de Jonville, qui dans l’un de ses écrits de 1789 dénonce « la sainte conjuration des Target, Mirabeau, Chapelier et Barnave » et de l’administrateur général du Grand Orient de France Montmorency-Luxembourg, qui émigre au lendemain du 14 juillet 1789 – montrent le fossé qui peut séparer le libéralisme culturel manifesté par ces élites à l’occasion d’une réforme ayant permis une démocratisation des pratiques maçonniques et le libéralisme politique prônant l’abolition de privilèges auxquels la plupart de ces francs-maçons restent attachés. Au lien des cadres dirigeants du Grand Orient de France avec l’Ancien Régime s’ajoutent les difficultés liées au décalage culturel existant entre la sociabilité révolutionnaire et la sociabilité maçonnique, fondée sur les pratiques du secret et de la cooptation. Le 22 février 1793, dans la lettre qu’il publie dans le Journal de Paris pour annoncer sa démission de sa charge de grand maître, Philippe Égalité exprime très clairement les différences qui opposent les pratiques maçonniques de celles que promeut la Révolution, notamment à partir de la proclamation de la République. « […] comme je ne connois pas la manière dont le grand Orient est composé & que d’ailleurs je pense qu’il ne doit y avoir aucun mystère ni aucune assemblée secrète dans une république, surtout au commencement de son établissement, je ne veux plus me mêler en rien du grand Orient, ni des assemblées de Francs-maçons… ».

Une loge sous la Révolution : le Centre des amis
Une loge sous la Révolution : le Centre des amis |

Bibliothèque nationale de France

La « mise en sommeil » et le renouveau sous le Directoire

En ouvrant les portes du temple à des initiés qui se sont fortement impliqués dans une philanthropie révolutionnaire marquée par l'utilité sociale, les francs-maçons peuvent alors s'engager dans les mouvements d'éducation populaire et contribuer à consolider l'identité libérale de la franc-maçonnerie française.

Outre les affinités de la sociabilité salonnière avec la sociabilité maçonnique et malgré la capacité réelle de cette dernière à réunir dans un même lieu les trois ordres du royaume en accordant la place principale au tiers état (80 % de ses membres), la franc-maçonnerie est également affaiblie par les tensions internes nées des évolutions contradictoires qui ont suivi la fondation du Grand Orient de France. Ainsi, si les années 1780 se sont traduites par une démocratisation du recrutement autour du monde de l’échoppe et de la boutique, qui allait donner naissance à des phénomènes de subversion de sociabilité sous la Révolution, elles ont aussi vu se développer une réaction aristocratique dont témoigne la prise en main par la noblesse maçonnique des chapitres de hauts grades mis en place par le Grand Chapitre général (1782-1784).

Dans un tel contexte, une fois passé le bref temps des manifestations de réjouissance (1789-1790), qui doit autant à la sociologie dominante des loges qu’à leur culture légaliste, la franc-maçonnerie, qui est concurrencée par des formes de sociabilité mieux adaptées à la nouvelle donne politique, connaît un rapide déclin. Dès 1791, le Grand Orient, qui a lancé un mouvement de souscription patriotique auprès des loges, ne reçoit de réponses que de vingt-deux d’entre elles, cette faible réactivité témoignant d’un ralentissement de la vie maçonnique, qu’aggrave la désertion croissante des cadres de l’obédience. Ce ralentissement atteint son point d’orgue entre l’hiver 1792-1793, date de la démission du grand maître Philippe Égalité, et le 8 juin 1794 (le jour de la fête de l’Être suprême), date à laquelle l’obédience décide de se mettre en sommeil.

Livre d’architecture de la Première Grande Loge avec la mention « Liberté, Égalité, Fraternité »
Livre d’architecture de la Première Grande Loge avec la mention « Liberté, Égalité, Fraternité » |

GLDF

La « mise en sommeil » n’empêche pas le maintien d’une vie maçonnique qui doit tout à la détermination des francs-maçons. Dans les ateliers parisiens, les initiatives du Dr Gerbier et d’Alexandre Roëttiers de Montaleau (le premier est le conseiller de Chaillon de Jonville et le second l’ancien vénérable des Amis réunis) illustrent remarquablement le rôle exercé par quelques frères épris d’initiation dans le processus de survivance de la vie maçonnique durant la période révolutionnaire, et notamment pendant la Terreur. Fondateurs respectivement des loges des Amis de la Liberté (printemps 1790) et du Centre des Amis réunis (l’atelier parisien dans lequel se replie une vie clandestine à partir du 2 février 1793), les deux hommes font preuve d’un souci remarquable de continuer à faire vivre une franc-maçonnerie marquée par la régularité de sa liturgie. En province, cette détermination est telle qu’elle conduit parfois des frères (comme ce fut le cas de l’ancien vénérable de la loge havraise La Fidélité Jean-Baptiste Allegre après son arrestation en l’an II), à faire émerger une loge carcérale.

Dans ce processus de maintien d’une activité maçonnique joue aussi fortement la capacité d’adaptation des francs-maçons – qui se manifeste depuis les années 1735-1743 – à des contextes politiques difficiles. La républicanisation dont font l’objet des ateliers de Paris (Les Amis de la Liberté), de Bordeaux (L’Anglaise) et de Toulouse en est un très fort témoignage. Réduites à quatre, ces loges, non contentes d’adopter le calendrier révolutionnaire, de faire porter aux officiers le bonnet rouge et d’organiser les tenues à des heures compatibles avec les séances de la Société populaire, se proclament ouvertement « loges républicaines » le 28 février 1794. Elles suscitent cependant une méfiance qui, parfois, conduit les représentants en mission, comme ce fut le cas de Mallarmé à Toulouse (le 5 octobre 1794), à décider de leur fermeture. C’est cette méfiance qui explique, autre moyen de faire survivre la franc-maçonnerie, des subversions de sociabilité dont l’histoire de la loge havraise Les Trois Haches constitue un exemple édifiant. Proche de villes où, comme ce fut le cas à Rouen au printemps 1789 (Les Bons Amis) et à Caen au printemps 1793 (Union et Fraternité), les loges ont déjà été le point d’ancrage d’une sociabilité politique, cette loge installée un mois avant le 9 Thermidor émerge en effet comme une structure ouvertement jacobine destinée à soutenir l’activité de la Société populaire.

Louis-Sébastien Mercier (1740-1814)
Louis-Sébastien Mercier (1740-1814) |

Bibliothèque nationale de France

« Soyons maçons et non académicien »
« Soyons maçons et non académicien » |

Bibliothèque nationale de France

« Soyons maçons et non académicien »
« Soyons maçons et non académicien » |

Bibliothèque nationale de France

« Soyons maçons et non académicien »
« Soyons maçons et non académicien » |

Bibliothèque nationale de France

Passé le temps de la clandestinité et de l'adaptation à la culture révolutionnaire, la vie des loges reprend son cours sous le second Directoire. Elle connaît, à partir de 1802 et plus encore à compter du placement comme grand maître de Joseph Bonaparte (11 octobre 1805), un renouveau très spectaculaire (674 loges dès 1806) à travers lequel on observe la renaissance d'une sociabilité festive et fortement ouverte à la notabilité.

Toutefois, malgré ce retour aux sources, la Révolution française a durablement modifié la franc-maçonnerie. La première transformation concerne le rapport qui relie les loges au politique, comme le montre l'évolution de la loge Les Trois Haches. Liée aux conditions de son émergence, la politisation y devient en effet un fait intégré à la vie de la loge, au point de provoquer une scission en 1798 puis l'implication de l'atelier dans le soutien aux libéraux européens au moment où les loges de Paris (Les Amis de la Vérité, Les Trinosophes) participent aux combats de la Jeune France libérale. Les mutations concernent aussi les comportements religieux. Dans une France acquise à l'expression de la diversité religieuse, les pratiques maçonniques, comme en témoigne la lecture des livres d'architecture sous le Directoire, se caractérisent par la neutralisation religieuse du temple. Enfin, la Révolution a accéléré les transformations du geste philanthropique maçonnique, mission première des loges pour parfaire la cité. En ouvrant les portes du temple à des initiés qui se sont fortement impliqués dans une philanthropie révolutionnaire marquée par l'utilité sociale (bureaux de charité), les francs-maçons peuvent alors s'engager dans les mouvements d'éducation populaire et contribuer à consolider l'identité libérale de la franc-maçonnerie française.