Franc-maçonnerie
BnF

Les loges et les idées nouvelles

par André Combes

La devise Liberté, Égalité, Fraternité aurait été la doctrine secrète de la franc-maçonnerie au cours des siècles d’obscurantisme. Elle est à l’origine de la certitude que la franc-maçonnerie a pour mission de préparer l’avènement d’une société sans classe, égalitaire, basée sur la fraternité universelle.

Pour une république démocratique, sociale et universelle


La franc-maçonnerie reste jusque dans les années 1860, à l’exception de courtes plages de liberté en 1830 et en 1848, sous le contrôle étroit des autorités locales et nationales. Elle jouit d’une tolérance respectée dans la mesure où elle s’assigne pour finalité la pratique de la bienfaisance. Les loges sont, surtout en période de tensions, à la merci de dénonciations et astreintes à la prudence – une prudence cependant relative, car les tenues sont fermées aux profanes et des propos audacieux sinon subversifs peuvent être échangés, si les intervenants y mettent les formes et en l’absence de visiteurs suspects.
Alors que les droits de réunion et d’association sont sévèrement réglementés, la loge reste un asile pour les francs-tireurs de la pensée ou les militants politiques, car ils y sont relativement à l’abri et bénéficient d’un auditoire ouvert au débat. Les sources ne nous permettent cependant pas, du fait de l’autocensure pratiquée par leurs secrétaires, d’apprécier le cheminement des idées nouvelles en leur sein. En outre, une loge, qui ne regroupe en moyenne qu’une cinquantaine de membres, avec un renouvellement permanent, peut évoluer, être sensible ou non à la conjoncture, se contenter d’être une amicale fraternelle ou devenir un ferment révolutionnaire, ce qui suppose un recrutement orienté et une suffisante convergence de pensée.
Face à l’Église, qui excommunie les maçons et dont les adeptes les plus fidèles ont déserté les loges, la franc-maçonnerie se veut perpétuellement au service de la liberté de conscience et du progrès. Elle prend appui sur les Lumières, faisant l’apologie de la tolérance chère à Voltaire, et sur les acquis de la première phase de la Révolution, celle de l’abolition des privilèges et de la Déclaration des droits de l’homme. Pourtant, dès la Restauration, une minorité se réfère à l’œuvre de la Convention. Puis, dans les années 1840, des maçons s’approprient la devise Liberté, Égalité, Fraternité comme ayant été, au cours des siècles d’obscurantisme, la doctrine secrète de la franc-maçonnerie. Toujours commentée, cette devise est à l’origine de la certitude qu’elle a pour mission de préparer l’avènement d’une société sans classe, égalitaire, basée sur la fraternité universelle.
Sous le règne des Bourbons, les loges ont pour souci de lutter contre le fanatisme religieux et de promouvoir les libertés publiques. Deux d’entre elles, l’une bourgeoise et libérale, l’autre populaire et démocrate, peuvent symboliser ce combat : les Trinosophes, qui initient de futurs ministres orléanistes et se prétendent l’« école normale » de la Franc-maçonnerie, reçoivent Cyrille-Charles-Auguste Bissette, le chef de file du combat antiesclavagiste ; la loge Les Amis de la Vérité, créée en 1818 par des étudiants et des commis patriotes, dénonce le pouvoir sacerdotal et des lois tyranniques. Ses membres tentent de renverser le régime pour installer une démocratie, forment une ardente jeunesse qui fait le coup de feu lors des Trois Glorieuses et pétitionne pour la suppression de la peine de mort. Cette loge disparaîtra – comme celle des Trois Jours, où était inscrit La Fayette – quand le « roi-citoyen » s’appuiera sur des conservateurs.

Un centre d’union fraternel ou une avant-garde du mouvement des idées ?

Philippe Buchez, un de ses vénérables, est le fondateur du journal démocrate-chrétien L'Atelier. Un autre, Armand Bazard, est l'un des deux dirigeants du mouvement saint-simonien. Mais de tous les courants du socialisme utopique, c’est le mouvement fouriériste, autour de Victor Considerant, qui est, en maçonnerie, le plus actif et prosélyte. D’autres penseurs et hommes politiques socialistes ont été maçons, comme Louis Blanc, Pierre Leroux et Pierre-Joseph Proudhon, mais leur influence a été moindre. Les loges les plus avancées, dans les années 1840, s’investissent dans l’éducation morale et culturelle du prolétariat, la création de mutuelles et coopératives et le combat pour le suffrage universel, et elles ont contribué à cette effervescence intellectuelle caractéristique de l’esprit de 1848 et à cette croyance que la République sera un exemple pour tous les peuples.
À la fin du Second Empire, la maçonnerie est moins surveillée et les loges tendent à devenir des sociétés de pensée, ce qui les rend attractives pour une jeunesse excédée par l’alliance du sabre et du goupillon. L’athéisme progresse en son sein. Marie-Alexandre Massol, ancien saint-simonien et proche de Proudhon, conceptualise dans sa loge et diffuse les fondements d’une morale indépendante des croyances religieuses.
Sous la IIIe République, la franc-maçonnerie n’est plus inquiétée. Elle présente une homogénéité qui va permettre l’élargissement de sa réflexion et de son action. Les maçons sont tous républicains. Les loges, dynamiques et pugnaces, veulent républicaniser les provinces, faire progresser l’idée laïque, promouvoir des réformes politiques, économiques, sociales et sociétales. Cependant, les deux courants maçonniques qui se sont différenciés, notamment entre conciliateurs et révolutionnaires pendant la Commune de Paris, subsistent. La franc-maçonnerie doit-elle demeurer un centre d’union fraternel entre républicains de tous bords et susciter des projets raisonnables, ou doit-elle se situer à l’avant-garde du mouvement des idées, réfléchir sur des thèmes encore utopiques, avec pour finalité l’avènement d’une république démocratique, sociale et universelle, autrement dit de la « vraie » république ?
Des travaux sont plus spécifiquement philosophiques. La Clémente Amitié, après l’initiation en 1875 de Jules Ferry et d’Émile Littré, devient le fer de lance de la pensée positiviste, au point qu’elle a pu, à tort, être considérée comme la philosophie même de l’institution. À l’opposé, un ancien élu de la Commune, Benoît Malon, tente dans La Revue socialiste, dont des rédacteurs sont initiés dans sa loge, et dans son œuvre maîtresse Le Socialisme intégral une synthèse entre la pensée de Marx et les principes maçonniques de justice et de solidarité. Ces principes sont aussi à la base de la philosophie solidariste et du pacifisme d’inspiration maçonnique de Léon Bourgeois.
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