Lettre à à Gaston Gallimard
Albert Cohen, 19499.
© Archives Éditions Gallimard
20 mai 1953
Cher Monsieur
Bien des années se sont écoulées depuis
que vous avez publié deux romans de moi :
Solal, puis Mangeclous. Jusqu’à ces derniers
temps, mes fonctions dans une institution
des Nations Unies m’ont éloigné de la littérature.
Je suis maintenant déchargé de toute
obligation professionnelle et libre d’écrire.
1. Le Livre de ma mère
Je vous adresse, en même temps que
cette lettre, un manuscrit intitulé Le Livre
de ma mère. Je vous prie de me dire si vous
désirez l’éditer et, dans l’affirmative, de me
faire connaître la date approximative de
publication.
J’ai déjà vendu des droits pour l’édition
du Livre de ma mère en Angleterre. Mais
je pourrais tenir compte de vos intérêts à
cet égard, tout comme si les droits anglais
avaient été vendus par votre intermédiaire.
Je sais que les auteurs se font souvent
des illusions sur la réussite future de leurs
ouvrages. Je crois cependant que ce livre,
par son sujet, peut toucher un assez grand
nombre de lecteurs. Le fait que j’ai déjà un
contrat pour la version anglaise me semble
de bon augure pour la réussite matérielle de
la version originale.
Si vous estimez souhaitable que je
demande à Marcel Pagnol d’écrire, lors du
lancement, un grand article sur Le Livre de
ma mère, il l’écrira et le fera retentissant,
comme il l’avait fait pour Solal et pour Mangeclous.
Je sais ce que Marcel Pagnol pense
du Livre de ma mère.
2. Belle du Seigneur
Solal et Mangeclous constituent le premier
et le deuxième tome de la série « Solal
et les Solal ». Le troisième tome sera intitulé
Belle du Seigneur, un roman romanesque,
tout en action et en aventures. Ce sera un
gros livre. Belle du Seigneur existe déjà, en
ce sens que j’en ai toute la matière (un millier
de pages) mais c’est une grosse masse,
souvent encore informe, dans laquelle il faudra
mettre de l’ordre et qu’il faudra réduire.
Six à huit mois de travail seront nécessaires.
Ce travail de mise au point, le seul qui me
soit pénible dans l’élaboration d’un roman,
je sais que je ne me déciderai à le faire
que si j’y suis forcé par un engagement
contractuel.
Je ne suis pas assez homme de lettres
pour me résoudre à travailler dans le noir,
je veux dire pour consacrer à un roman de
longs mois de travail acharné et continu,
sans avoir la certitude que ce roman sera
édité. J’ai toujours été ainsi. Je me souviens
vous avoir dit, un jour que nous déjeunions
ensemble, que je n’aurais jamais écrit Solal
et Mangeclous si, pour chacun de ces deux
romans, je n’avais au préalable reçu un
contrat signé par vous. Il faut que je sois
talonné par la « commande ». (Il est vrai que
j’ai écrit Le Livre de ma mère sans contrat
préalable. Mais il s’est agi alors d’un livre
relativement court – 50 000 mots –, écrit
rapidement et d’un seul jet.)
Pour Solal et Mangeclous vous m’avez fait
confiance, en acceptant, sur ma demande,
de signer un contrat sans avoir lu ni fait lire
au préalable le manuscrit. Il vous aurait été
d’ailleurs difficile d’en prendre connaissance
puisque, dans l’un et l’autre cas, le manuscrit
proprement dit n’existe pas.
Vous n’avez pas eu à regretter la
confiance que vous m’avez ainsi faite à deux
reprises. Solal et Mangeclous ont été publiés
en plusieurs langues ; et Mangeclous a eu
plusieurs voix au Prix Goncourt, sans aucune
démarche de ma part. Pour vous rappeler
l’accueil qui lui a été fait, je vous envoie des
extraits de presse sur Solal. Je peux, si vous
le voulez, faire dactylographier un choix
d’extraits de presse sur Mangeclous parus
dans une vingtaine de pays. Il y a quelques
mois, j’ai lu dans La Table Ronde un article
où il était dit que Mangeclous est le chef d’oeuvre
du roman comique. Je cite de
mémoire.
J’espère que vous ferez confiance à
Belle du Seigneur, comme vous avez fait
confiance à mes deux premiers romans. En
ce cas, je pourrais vous remettre Belle du
Seigneur quelques mois après la publication
du Livre de ma mère.
J’ai également la matière des romans qui
paraîtront après Belle du Seigneur.
[…]
Je souhaite recevoir une réponse rapide
et je vous prie, cher Monsieur, de croire à
mon souvenir le meilleur.
Albert Cohen
En 1925, Albert Cohen, découvert par Jacques Rivière à Genève
en 1922, déclare dans les Nouvelles littéraires qu’il a auprès de lui une
malle entière emplie d’une « oeuvre encore manuscrite » qu’il souhaite
voir paraître en une seule fois. Au vrai, cette oeuvre dont il a le projet,
consacrée à la geste des Solal, se subdivisera en trois parties. Et il faudra
attendre 1929 pour que le manuscrit de Solal parvienne à Gaston
Gallimard. Puis, à son éditeur qui s’impatiente, Albert Cohen écrit
en 1935 que, s’il publie peu, c’est parce qu’il écrit beaucoup : « Maintenant
la moisson est rentrée. Il ne restera plus qu’à lier les gerbes. »
Cette lettre de 1953 constitue un nouveau temps de cette lente maturation
de « l’oeuvre ». Belle du seigneur, dont la parution est annoncée
dès 1938, ne sera publié que trente ans plus tard, en mai 1968.