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Focus

Les plans de guerre des armées

Des sept armées, au sens des armées de terre, engagées dans la Grande Guerre dès le début d’août 1914, seules quatre ont des plans de guerre ou plutôt d’opérations : la Russe et la Française du côté de l'Entente, l'austro-hongroise et l'allemande du côté des empires centraux. Quels principes les guident ? Et que signifient-ils au regard des conceptions politiques et stratégiques des responsables civils et militaires ?

Les plans de l'Entente

Les chefs militaires français et russes se sont concertés tout au long de l’avant-guerre pour coordonner leurs efforts face à l’armée allemande, dont on savait depuis une dizaine d’années qu’elle attaquerait d’abord la France avec le maximum de ses moyens avant de se retourner contre la Russie. D’où la demande française récurrente d’une offensive russe aussi puissante et rapide que possible pour soulager l’armée française. Les petites armées belge et serbe se défendent comme elles peuvent et l’armée britannique ne peut agir que comme un renfort de l’armée française.

Le plan russe

Uniforme russe
Uniforme russe |

Musée de la Grande Guerre du pays de Meaux, photo Bertrand Huet

L’armée russe fut longtemps incapable de répondre à la demande française du fait des lenteurs de sa mobilisation et de ses faiblesses structurelles, bien mises en lumière par les défaites contre les Japonais en Mandchourie (1904-1905). La modernisation des chemins de fer, avec l’argent des épargnants français, et celle de l’armée donnèrent de nouvelles possibilités. Et le sentiment qu’une défaite rapide de la France serait une catastrophe pour la Russie, qui y perdrait son allié et son prêteur, participe du même mouvement. Un plan fut élaboré en 1910, préparé par le général Youri Danilov, pour une attaque massive de la Prusse-Orientale avec les deux tiers des moyens, le dernier tiers étant placé en défensive face à une attaque austro-hongroise depuis la Galicie, attaque dont on ne s’exagérait, à juste titre, ni la rapidité ni la puissance.

Ce plan déclencha une lutte interne intense au sein du commandement russe, au demeurant très divisé entre ses différentes factions et sans leader véritable. Les arguments contre la priorité donnée à l’action contre l’Allemagne étaient doubles. D’une part, on reprochait au plan de sous-estimer le danger austro-hongrois et de se tromper de priorité, l’Autriche-Hongrie s’opposant à la Russie et à son leadership des peuples slaves. D’autre part, la victoire rapide de l’Allemagne contre la France semblant probable à beaucoup, il ne fallait pas trop s’engager dans une action au secours d’un allié perdu d’avance et ménager le vainqueur tout en gardant intactes les forces qui pourraient lui être opposées. Ajoutons que la forte influence allemande sur l’élite russe a certainement contribué à renforcer cette position.

Le débat se termina par l’adoption d’un plan avec deux options, l’une majoritairement orientée contre l’Allemagne pour satisfaire la France, l’autre contre l’Autriche-Hongrie, cette dernière étant en fait la seule réellement envisagée. Cependant, pour répondre aux demandes françaises, on maintint l’offensive contre l’Allemagne mais en la réduisant de moitié – deux armées au lieu de quatre –, et en limitant son champ d’action à l’extrémité est de la Prusse-Orientale. Cette attaque, prévue sur un terrain peu favorable (les lacs Mazures séparent les deux armées qui ne peuvent s’épauler), ne pouvait avoir de résultat substantiel et privait en outre les forces opposées aux Austro-Hongrois d’une armée qui aurait pu transformer la défaite de ceux-ci en déroute.

Le plan français ou « plan XVII »

Uniforme français
Uniforme français |

Collection F. Gratient et musée de la Grande Guerre du pays de Meaux, photo Bertrand Huet

Du côté français, les conditions de l’entrée en guerre avaient été clairement fixées par l’autorité politique : la France n’attaquerait pas la première, elle ne violerait pas la neutralité belge. Ces deux conditions répondaient tant à la volonté populaire, qui n’acceptait de combattre que pour la défense du pays, qu’au souci de s’assurer l’appui britannique. Les plans préparés par les chefs militaires sont conformes à ces exigences mais reposent sur des préjugés qui vont s’avérer dangereux.

Le plan XVII, souvent évoqué, n’est pas un plan d’opérations mais un plan de concentration. Il place quatre armées près des frontières allemande et belge, de la frontière suisse à la Sambre, une armée étant tenue en réserve vers Bar-le-Duc et le corps expéditionnaire britannique (une petite mais excellente armée) se tenant à l’aile gauche autour de Maubeuge. À partir de ce dispositif, les manœuvres les plus diverses sont possibles.

Le plan d’opérations proprement dit, inconnu des exécutants jusqu’au 8 août, est basé sur une erreur et un préjugé. L’erreur est de croire que l’aile droite allemande ne dépassera pas la Sambre. Cette erreur va persister assez longtemps, même quand les reconnaissances aériennes effectuées par la 5e armée (la plus à gauche, commandée par Charles Lanrezac) apportent des preuves contraires. Elle a pour origine la conviction que les corps de réserve allemands ne peuvent être employés en première ligne et qu’il n’y a pas assez de corps d’active pour réaliser une manœuvre plus vaste que celle anticipée par le commandement français. Cela tient à une méconnaissance des mécanismes qualitatifs de constitution des réserves allemandes, dont les soldats sont beaucoup mieux sélectionnés, entraînés et encadrés que ceux de nos divisions de réserve. Et c’est le résultat du préjugé des responsables militaires envers les réservistes. Ils sont considérés comme des soldats de deuxième qualité, certes animés d’une belle ardeur patriotique mais d’un professionnalisme militaire et d’une capacité à résister au stress d’un combat prolongé également douteux.

Renseignements demandés par le général inspecteur de corps d’armée
Renseignements demandés par le général inspecteur de corps d’armée |

Service historique de la Défense, Vincennes

Carte des forts de Troyon et de Liouville
Carte des forts de Troyon et de Liouville |

Service historique de la Défense, Vincennes

Ce préjugé conduit à adopter une attitude systématiquement offensive, car c’est en attaquant que l’on pourra en finir vite (et donc renvoyer les réservistes dans leurs foyers avant que leur moral ne s’effondre) et parce qu’une conduite défensive est jugée débilitante pour une troupe moralement fragile. Cette valorisation de l’offensive est de surcroît en accord avec le refus de la passivité qui fut tant reprochée aux Bazaine et aux Trochu de 1870.

Carte du marché aux bestiaux
Carte du marché aux bestiaux |

Service historique de la Défense, Vincennes

Lettre du général gouverneur de Verdun au ministre de la Guerre (3e direction, 2e bureau) relative à la construction de plateformes
Lettre du général gouverneur de Verdun au ministre de la Guerre (3e direction, 2e bureau) relative à la construction de plateformes |

Service historique de la Défense, Vincennes

Le plan français ne tient donc pas compte des circonstances du déclenchement de la guerre où la France a été jetée par la Russie et où, s’il lui faut remplir ses engagements, rien ne l’oblige à autre chose qu’à supporter le mieux possible le choc de l’offensive allemande. Rien ne contraignait à lancer les armées de Lorraine dans une offensive sans espoir (Joseph Joffre lui-même avait souligné la quasi-impossibilité de vaincre en Lorraine lorsqu’en 1912, il demandait au gouvernement l’autorisation de pénétrer en Belgique, qui lui fut refusée) ni à se précipiter dans un combat de rencontre incertain au cœur des forêts ardennaises. Fixer par une manœuvre défensive la plus grosse partie de l’armée allemande en attendant l’offensive de l’armée russe complètement mobilisée suffisait à remplir toutes les obligations souscrites.

Les plans des empires centraux

Le plan austro-hongrois

Uniforme autrichien
Uniforme autrichien |

Musée de la Grande Guerre du pays de Meaux, photo Bertrand Huet

Du côté des empires centraux, peu d’efforts de coordination avaient été accomplis, les Allemands n’ayant pas pris conscience de la priorité austro-hongroise contre la Serbie et les Austro-Hongrois sous-estimant la faiblesse du dispositif initial allemand à l’est.

Le plan austro-hongrois divisait l’armée en trois blocs. Une grosse moitié devait faire face à la Russie en Galicie (le sud-est de la Pologne et l’ouest de l’Ukraine dans les frontières actuelles), un cinquième était prévu face à la Serbie et un quart réservé pour renforcer l’un ou l’autre des fronts suivant les circonstances.
Les choses vont mal tourner sous l’effet conjoint des lenteurs de mise sur pied de l’armée austro-hongroise et de l’aversion antiserbe pathologique du généralissime autrichien Franz Conrad von Hötzendorf, qui poussait depuis des années à la guerre contre la Serbie. Les premières, qui résultent des insuffisances de ses états-majors et de sa logistique, empêchent une réaction rapide contre la Serbie après l’attentat de Sarajevo. La seconde conduit Conrad à diriger sa réserve vers le front serbe alors que l’armée russe se mobilise massivement à la frontière austro-hongroise avec une célérité qui surprend Conrad malgré les avertissements que lui avait prodigués l’état-major allemand. Quand le généralissime allemand Helmuth von Moltke apprend cette décision, il exige qu’elle soit rapportée et que la réserve austro-hongroise soit redirigée contre l’armée russe. Conrad s’y résout malgré l’avis de ses logisticiens, qui estiment impossible de changer un plan de transport par chemin de fer en cours d’exécution, a fortiori en improvisant. Il en résulte une vaste pagaille qui aboutira à un double et grave échec : face aux Russes en Galicie mais aussi face aux Serbes.

Le plan allemand ou « plan Schlieffen »

Uniforme allemand
Uniforme allemand |

Musée de la Grande Guerre du pays de Meaux, photo Y. Marques

Le plan allemand est de loin le plan le plus abouti. On le connaît sous le nom de « plan Schlieffen », du nom de son auteur, chef de l’état-major impérial (c’est-à-dire généralissime) de 1891, où il succède au vieux Helmuth von Moltke (le vainqueur de 1870) après le court passage de Waldersee dans cette fonction, à 1906, date à laquelle lui succède un autre Moltke, neveu du précédent. Ce plan a pour objet de faire face à la guerre sur deux fronts dont l’alliance franco-russe menace l’Allemagne. Il consiste en un projet d’écrasement de l’armée française en quelques semaines avant que l’armée russe, plus lente à se mobiliser, puisse intervenir sérieusement. Employant à l’ouest la quasi-totalité des forces, il prévoit un vaste coup de faux, le gros de l’armée allemande passant par la Belgique, neutre, pour envelopper l’armée française s’enlisant en Lorraine face à des armées allemandes assises sur de solides positions défensives.

Ce plan a trois caractéristiques principales. Son élaboration s’est faite dans le secret du grand état-major, sans participation nette des responsables politiques. C’est un plan risqué qui fait bon marché des contraintes logistiques et plus encore des réactions de l’adversaire. C’est enfin un plan unique, à appliquer quelles que soient les circonstances du déclenchement de la guerre.

Alfred von Schlieffen (1833-1913)
Alfred von Schlieffen (1833-1913) |

Ullstein Bild

L’Allemagne, en matière de diplomatie et d’action militaire, est encore une monarchie quasi absolue. Le Parlement (Reichstag) pèse peu dans ces domaines. Le chancelier n’a pas d’autorité sur l’état-major et le souverain n’a pas l’envergure nécessaire pour lui imposer la sienne. D’où la liberté des chefs militaires pour concevoir leurs plans sans tenir compte des implications politiques – comme une entrée en guerre probable du Royaume-Uni en cas d’invasion de la Belgique –, mais aussi pour écarter d’autres solutions que la leur, par exemple une attitude défensive face à la France et offensive contre la Russie (ce qui était l’option de Moltke l’Ancien).

L’idéologie des chefs militaires est à la fois réactionnaire, d’où le mélange de haine et de mépris vis-à-vis du régime républicain français, et empreinte d’un très fort sentiment de supériorité de la nation allemande, d’où des conceptions de l’action militaire faisant une large place à la recherche audacieuse d’une victoire décisive et tenant peu compte des risques d’échec.

Tous ces facteurs conduisent à précipiter l’entrée en guerre, à donner la priorité à l’attaque contre la France et à décider la violation de la neutralité belge. Mais l’état-major allemand minimise les difficultés prévisibles de réalisation de son plan. Celui-ci impose une rapidité d’exécution évidemment exténuante pour la troupe (la 1re armée fera 500 kilomètres à pied en cinq semaines jusqu’à la bataille de la Marne) mais aussi problématique pour la logistique au fur et à mesure que l’on avance sur des itinéraires où les ouvrages d’art ont été détruits. Le plan suppose aussi un dispositif ennemi qui ne fait pas face avec les moyens nécessaires au gros de l’assaillant et qui persiste longtemps dans cette erreur. Tout cela constitue un pari bien risqué.

L’échec des plans d’opérations

Uniforme anglais
Uniforme anglais |

Collection F. Gratient et musée de la Grande Guerre du pays de Meaux, photo Bertrand Huet

La caractéristique commune à ces plans est qu’ils ont tous échoué. D’abord parce qu’en les suivant, la plupart des belligérants ont, malgré eux, prêté assistance aux entreprises de leurs adversaires. La Russie a affaibli son dispositif face aux Austro-Hongrois en le privant d’au moins une armée inutilement engagée en Prusse-Orientale dans une offensive maladroite et sans objectif stratégique. Cela l’a empêchée de remporter une victoire décisive contre les armées habsbourgeoises qui, de leur côté, ont fait le nécessaire pour être battues en commençant par se tromper d’ennemi. L’offensive française en Lorraine fut une contribution notable à la stratégie d’enveloppement allemande. Enfin, le choix d’attaquer d’abord la France et de passer par la Belgique, s’il n’a pas servi la manœuvre française, a assuré à la IIIe République la réalisation de l’Union sacrée et l’entrée en guerre du Royaume-Uni.

On constate par ailleurs une erreur commune à tous les états-majors. S’ils tiennent compte de la possibilité inédite de mobiliser des armées d’un volume jusque-là inconnu, la conclusion qu’ils en tirent, bien qu’elle ait pu paraître avant guerre comme frappée de bon sens, s’est révélée complètement fausse. Pour eux, la guerre ne peut être que très courte, la mobilisation générale stoppant le fonctionnement de l’économie et la bonne volonté des réservistes ayant des limites vite atteintes. C’est pourquoi ils recherchent une victoire décisive en quelques semaines ou quelques mois, par une attitude résolument offensive. En réalité, avec autant d’hommes armés de fusils à tir rapide et de mitrailleuses appuyés par une artillerie très performante, c’est le défenseur qui s’est trouvé en position d’avantage. De surcroît, l’armée en défense disposait de toutes ses lignes de communication tandis que l’armée qui avançait voyait ses problèmes logistiques croître très vite du fait des destructions. Quant aux réservistes, formés depuis des décennies à l’idée de leurs devoirs envers la collectivité, ils se montrèrent pour la plupart d’une remarquable impavidité dans les combats et dans la prolongation de ceux-ci.