Le basculement dans la guerre
Par Philippe Nivet
Les bouleversements politiques
Ce basculement dans la guerre entraîne un bouleversement politique avec l’apparition des unions sacrées. En dehors de l’adhésion de la majorité des opinions publiques à une guerre souvent perçue comme défensive, l’Union sacrée se traduit par des remaniements ministériels, en particulier par l’entrée de socialistes au gouvernement en France, où Marcel Sembat et Jules Guesde intègrent le cabinet Viviani, et en Belgique, où Émile Vandervelde devient ministre d’État, décision historique dans un pays où la loi interdisait jusqu’alors à un socialiste de devenir bourgmestre.Il est appliqué à l’ensemble du territoire, ce qui ne s’était jamais produit, pour toute la durée de la guerre. L’armée peut faire des perquisitions au domicile des citoyens, exiger la remise des armes et des munitions. La population civile peut être soumise à la juridiction des tribunaux militaires, lorsqu’il s’agit de crimes ou de délits qui intéressent la sûreté de l’État ou la force de l’armée. De l’état de siège découle la suspension de la liberté de réunion : l’autorité militaire peut interdire les réunions jugées de nature à exciter ou à entretenir le désordre. Ce 4 août est également votée une loi "réprimant les indiscrétions de presse en temps de guerre".
Il est interdit de publier des informations et des renseignements autres que ceux qui seraient communiqués par le gouvernement ou le commandement, sur la mobilisation, le transport des troupes et des matériels, la composition des corps d’armée, l’ordre de bataille, le nombre des blessés, tués ou prisonniers, les travaux de défense, les dispositions, emplacements et mouvements des armées… et, plus généralement, "toute information ou article concernant les opérations militaires ou diplomatiques de nature à favoriser l’ennemi et à exercer une influence fâcheuse sur l’esprit de l’armée et des population". C’est l’amorce de la censure, progressivement organisée d’août 1914 à janvier 1915. Une censure préventive est organisée et acceptée a priori par la presse pour éviter des sanctions a posteriori.
En Belgique, le Parlement se réunit une dernière fois afin de prendre les ultimes dispositions urgentes pour un pays qui entre en guerre ; il ne se réunira plus jusqu’à la fin de la guerre, même pas en exil. En France, si le président de la République ne peut clôturer la session extraordinaire qu’il a convoquée – la loi de 1878 prévoit en effet que pendant la durée de l’état de siège le Parlement siège de plein droit –, les Chambres décident leur propre ajournement. Le parlement britannique adopte le Defense of the Realm Act, bientôt connu et redouté sous l’acronyme Dora, qui autorise le gouvernement à recourir à la procédure des ordonnances adoptées en vertu de la prérogative royale pour prendre, dans tous les domaines, toutes les mesures qu’il juge nécessaires à sa politique, à l’exception des mesures fiscales. Il s’agit d’un transfert des pleins pouvoirs à l’exécutif, librement accepté par le Parlement. En Allemagne, le 4 août, le Reichstag délègue au Bundesrat, un organe de l’exécutif formé des représentants des États, la compétence législative dans le domaine économique pour la durée de la guerre.
Les gouvernements souhaitaient avoir les mains libres pour conduire une guerre qui ne devait durer que quelques semaines avant la victoire attendue.
Les premières opérations militaires
Sur le front ouest, la mobilisation générale atteint 3,6 millions de Français et 3,8 millions d’Allemands, tandis qu’en Angleterre, où la conscription n’existe pas alors, des appels sont lancés aux jeunes Britanniques. Une des affiches les plus célèbres de la guerre représente Lord Kitchener, le doigt pointé, appelant les jeunes à s’engager.À la mi-septembre, ces volontaires sont un demi-million. Les deux camps disposent donc d’une force à peu près équivalente et chacun croit à sa victoire rapide. Mais aucun d’entre eux ne peut engager de grandes opérations moins d’une quinzaine de jours après la mobilisation.
Cela n’empêche pas des opérations à but plus limité. Dès le 7 août, Joffre déclenche une attaque en Haute-Alsace, dans une région à peu près dégarnie de troupes allemandes. Les soldats français occupent Mulhouse. Cette reconquête a un fort écho en France. De nombreux préfets parlent d’un enthousiasme "indescriptible", "indicible", "considérable". Mais ces satisfactions sont de courte durée. Dans la deuxième quinzaine du mois d’août, la France connaît l’invasion et la défaite. Les troupes allemandes, qui avaient envahi la Belgique, progressent vers la France. Le grand quartier général allemand peut proclamer que "les armées allemandes sont entrées en France de Cambrai aux Vosges après une série de combats continuellement victorieux. L’ennemi en pleine retraite n’est plus capable d’offrir une résistance sérieuse." Saint-Quentin est occupé à partir du 28 août. L’aile droite allemande atteint Senlis, à une cinquantaine de kilomètres de Paris, le 2 septembre, quatre semaines après le début de la guerre. Le 3 septembre, la totalité du département des Ardennes est occupée. La "bataille des frontières", que ce soit dans la défensive à l’ouest ou dans l’offensive à l’est, est un échec pour les armées françaises, qui subissent des pertes importantes.
Le 12 août, les troupes austro-hongroises venant de Bosnie-Herzégovine franchissent la Drina, qui marque la frontière avec la Serbie, mais elles subissent un grave échec et doivent repartir en sens inverse. Le 18 août, le groupe d’armées russe du général Jilinski se lance à l’assaut de la Prusse-Orientale et vise sa capitale, Königsberg. L’Allemagne, menacée par la Russie, met au point un projet de contre-offensive que doivent conduire Hindenburg et Ludendorff, récemment nommés, et remporte fin août la bataille de Tannenberg. Vaincue par l’Allemagne, l’armée russe remporte en revanche de grands succès en Galicie face aux Austro-Hongrois et s’empare de la capitale de la province, Lemberg (Lvov).
Violences contre les civils
Les invasions s’accompagnent de violences contre les civils, rapidement qualifiées d’"atrocités". Quelque 5 500 civils belges sont tués en août et septembre 1914 par l’armée allemande. À Louvain, 248 citoyens sont tués et un sixième des bâtiments de la ville détruit. Environ 2 000 bâtiments brûlent entre le 25 et le 28 août, dont la célèbre bibliothèque universitaire. Beaucoup d’habitants sont déportés par wagons à bestiaux vers l’Allemagne. L’assaut mené par le XIIe corps allemand sur Dinant (21-23 août) provoque la mort de 674 habitants, soit près de 10 % de la population, et la destruction de la plus grande partie de la ville. Plus de 400 citoyens de Dinant et des villages environnants sont déportés en Allemagne et internés dans un camp à Cassel jusqu’en novembre.
En France, des atrocités sont commises dans le département de Meurthe-et-Moselle. Les 21 et 22 août, 13 civils sont tués à Audun-le-Roman et 388 maisons sur 400 détruites par le feu ; 55 habitants de Nomeny sont tués les 20 et 21 août ; à Gerbéviller, pillé et incendié du 24 au 27 août, 60 habitants trouvent la mort. Des atrocités sont également attestées dans les Ardennes (à Haybes et à Margny), dans les Vosges (des boucliers humains sont utilisés à Saint-Dié, envahi le 27 août) ou dans l’Oise (exécution du maire de Senlis, Eugène Odent). Se référant à la guérilla française de 1870-1871, dont le souvenir est entretenu par toute une littérature à sensation et par des mémoires largement diffusés, les Allemands expliquent ces actes par l’existence d’une prétendue guerre de "francs-tireurs" menée par des civils, y compris des femmes, contre leurs soldats, et par des mutilations qui auraient été commises.
Août 1914 est également marqué par le début des occupations. À Bruxelles, où les Allemands entrent le 20 août, l’armée exige de la ville nourriture, logement, approvisionnement et une stricte obéissance. Toute résistance serait punie avec la plus grande rigueur. Tout détenteur d’arme serait fusillé. En Prusse-Orientale, dans une affiche datée du 25 août, le général russe Rennenkampf informe les habitants d’Insterburg de l’installation d’un nouveau maire dans cette ville et annonce la prise en otages de civils, dont trois seraient exécutés pour chaque attentat éventuel commis contre l’armée russe.
L’arrière déjà en guerre
Ces réfugiés arrivent dans des régions certes plus éloignées du front, mais inquiètes des conséquences sociales de la mobilisation. Les hommes mobilisés ont laissé seuls femmes, enfants et vieillards. Ceux-ci redoutent l’absence de protection contre les éléments inquiétants, vagabonds, maraudeurs… et plus encore le manque de ressources. Le chômage s’accroît, en raison de la désorganisation de la vie économique et de la quasi-paralysie des transports.Ainsi, à Amiens, dès le 2 août au soir, on apprend qu’une importante teinturerie, occupant une soixantaine d’ouvriers, doit fermer ses portes, par suite de la mobilisation des deux techniciens qui la dirigeaient. L’emploi baisse de façon considérable après le déclenchement des hostilités. La "métallurgie métaux ordinaires" (neuvième groupe professionnel de la statistique industrielle) n’emploie en août 1914 que 33 % de son effectif de juillet 1914, les "industries chimiques" 42 % ; l’indice moyen correspondant de toutes les branches industrielles est de 34 %. Un même phénomène est observé à Berlin : le chômage parmi les syndicalistes passe de 6 % à 19 % pendant les deux premières semaines du conflit et l’augmentation semble plus forte parmi les travailleurs non organisés.
Le 14 août, le Conseil des ministres étudie des projets destinés à ranimer la vie économique du pays, à organiser le ravitaillement de Paris et des provinces, à desserrer le moratorium des établissements de crédit, à procurer du travail aux chômeurs, "à maintenir la paix à l’intérieur pendant que la guerre sévit partout [aux] frontières".
Les municipalités amorcent également une politique sociale. La ville d’Angers ouvre, début août, des "ateliers de guerre" destinés aux femmes de soldat, aux jeunes chômeuses et aux veuves dont le fils est mobilisé, qui fabriquent des uniformes pour 75 centimes par jour. Les pouvoirs publics interviennent également pour que la moisson soit assurée. Tandis que les autorités départementales ou municipales déploient des efforts pour proposer de la main d’œuvre de remplacement, le président du Conseil, René Viviani, lance le 7 août un appel aux femmes françaises afin qu’elles maintiennent l’activité des campagnes. De telles mesures sont prises dans d’autres pays, en particulier en Belgique, où sont créées des allocations aux familles de soldats, ou en Allemagne : à Berlin, à la fin du mois d’août, les autorités municipales augmentent les allocations d’État versées aux chômeurs pour compenser l’important coût de la vie dans la capitale, tandis que des mesures en faveur des locataires sont adoptées les 4 et 7 août.
Le ralliement des populations
En quelques semaines, l’Europe a basculé dans la guerre. En dehors des soldats mobilisés, les civils sont également impliqués dans le conflit, qu’ils soient victimes des atrocités commises par les troupes d’invasion, ou qu’ils participent à l’"autre front".
La "culture de guerre" commence à s’imposer, comme le montre la phrase prononcée le 8 août à l’Académie des sciences morales et politiques par le philosophe français Henri Bergson : "La lutte engagée contre l’Allemagne est la lutte même de la civilisation contre la barbarie." Les opinions publiques sont majoritairement ralliées à la guerre, même si certaines catégories sociales sont rétives, comme les paysans russes. Dans les villes russes, on observe un enthousiasme patriotique, tandis que les Français, convaincus d’avoir été agressés par l’Allemagne, passent de la "consternation" à l’"élan patriotique" et que l’Allemagne, souhaitant se défendre contre la Russie, est balayée par un même enthousiasme – quoiqu’il convienne de nuancer, en dehors du cas spécifique berlinois, l’intensité réelle et générale du sentiment belliqueux de la population.
Les insubordonnés sont rares, tandis que les volontaires affluent : en quelques jours, 20 000 Belges se présentent aux bureaux de recrutement.
Le consentement initial des populations à la guerre est renforcé par la conviction que la guerre sera courte. Cette illusion est dissipée après la victoire française sur la Marne et la progressive installation dans la guerre de position. À l’automne 1914, "la guerre courte devient un mythe".
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