La géométrie

Le premier malentendu repose sur la géométrie. Si Cartier-Bresson avait voulu dire "architecture", ou "construction", il aurait probablement employé ces mots-là. Mais il dit "géométrie", en précisant qu’il parle des "angles de la géométrie offerte" (c’est moi qui souligne) : « Ce sont les seuls angles valables, écrit-il , et non ceux que fait le monsieur en se jetant à plat ventre pour obtenir des effets ou autres extravagances. » Le seul fait de se jeter à plat ventre ou de se livrer à quelque autre contorsion manifeste déjà une intention, donc ridicule en soi si on lit bien. De plus, l'effet ou les extravagances ainsi obtenues peuvent s’avérer d’une nature autre que simplement décorative ou esthétique. Ils pourront par exemple être utiles pour fabriquer une preuve ou orienter une démonstration. Selon la posture que prendra l’opérateur, le sujet pourra s’en trouver grotesque, malade, en pleine forme, menaçant ou au contraire conciliant, fou ou jovial. C’est ainsi que le Figaro Magazine trouva probablement le seul portrait de Michel Foucault où le philosophe avait l’air triste, pour permettre à son rédacteur, le non regretté Jean-Edern Hallier, d’écrire que Foucault était un homme qui ne riait jamais.
Voici la géométrie telle qu’elle se présente au photographe, décrite par Cartier-Bresson : "Les éléments du sujet qui font jaillir l’étincelle sont souvent épars, on n’a pas le droit de les rassembler de force (…)". On n’a pas le droit, mais souvent on le prend. Je ne fais pas allusion aux milliers de retouches numériques pratiquées chaque année pour rapprocher deux personnalités, voire, comme le fit le très sérieux National Geographic dès 1982, deux pyramides. Non, je parle de la bonne vieille photographie traditionnelle, du photojournalisme triomphant, quand l’opérateur s’en va prendre deux symboles effectivement épars, se contorsionner pour les contraindre à rentrer dans un même cadre, et ainsi obtenir un effet probant, de préférence un contraste. Ah ! Photographie, terre de contrastes… Fleurs contre fusils, baïonnettes contre torses nus, bottes écrasant des corps sans défense, vautours à l’affût d’enfants, femmes voilées (donc médiévales) travaillant sur ordinateurs IBM (donc ultramodernes)… Notez bien qu’il faut être sûr de son coup, car sinon on peut produire une similitude non voulue, une atténuation non recherchée, comme dans ce dessin de Cabu qui représentait le face-à-face de deux individus de taille égale, ainsi légendé : "Grand nain rencontrant un petit géant".
Quelle est la géométrie offerte qu’évoque Cartier-Bresson ? Prenons une photographie qui forcément ne veut rien dire puisqu’elle fait partie de la série intitulée Les derniers jours du Kuomintang, dont Pierre Assouline dit dans sa biographie (L’œil du siècle) qu’elle "est généralement considérée comme un chef d’œuvre". Et, plutôt qu’employer nos pauvres mots, reproduisons pour la décrire ceux du peintre Avigdor Arikha tels que les rapporte Assouline : « Dans un espace horizontal parfaitement d’équerre, deux hommes. L’un immobile, regardant ailleurs, l’autre mangeant, regardant dans son bol. Le noir à gauche et le blanc à droite, entraînent la tension. Au coin d’ombre noire à gauche, répond la porte à droite en haut de laquelle un second rectangle enlacé engendre un rythme hypnotique. À gauche, une porte donnant sur le vide noir, dont l’ouverture est un rectangle inversé, encadre en contrepoint le Chinois immobile regardant ailleurs. À son immobilité silencieuse répond l’homme assis qui mange. Il est campé exactement à l’intersection harmonique du nombre d’or. Il tient un bol dans ses mains. Un autre bol, posé sur le banc, répond en écho au premier. La calotte noire est leur contrepoint. Des ombres hachées et diagonales frappent de haut en bas et de droite à gauche, inquiétant l’horizontalité paisible de la scène. Tout cela tient du miracle. »
Voilà. Si je savais le faire avec autant de poésie et de précision, j’aurais bien décrit moi-même l’équilibre parfait entre l’édifice, l’affiche, les enfants, l’homme et les chiens de la place couverte de Simiane (France, 1970, donc une photo "tardive"), équilibre géométrique qu’on retrouve tout aussi radicalement, à la racine d’images comme Un employé de banque et sa secrétaire (New York, 1960), Wall Street (1947), l’escalier d’Istanbul (1965), les fermiers mexicains aux champs (1964), les ruelles d’Aquila degli Abruzzi (Italie, 1952) ou la flaque de Derrière la gare Saint-Lazare (Paris, 1932), qui sont parmi mes photos préférées.
En tout cas il faut parler d’équilibre, et non de composition. L’équilibre est donné - offert est le mot de Cartier-Bresson - par la nature, ou même par les constructions humaines, c’est quelque chose qu’on voit, ou plus exactement dont on s’aperçoit à un moment donné, quand on se trouve ou, plus exactement encore, quand il se trouve qu’on est placé dans la bonne ligne de mire. Dans les circonstances authentiques, ce placement est en premier lieu involontaire. Au contraire, la composition, la construction, l’édification sont toujours les produits d’une volonté. Il va falloir questionner ce que peut être la caractéristique de cette volonté des magazines et des photographes d’aujourd’hui qui aiment y relever, comme ils disent, leurs "parutions" - soyons honnêtes : les photographes d’hier aussi ; du reste, qui déteste paraître ? Mais il faut d’abord dire un mot de la volonté en général, du tir à l’arc, et donc du rapport entre le bouddhisme, que Cartier-Bresson a la réputation d’affectionner, et le stoïcisme. Pour l’école stoïcienne, la sagesse consiste à d’abord distinguer les choses qui dépendent de nous de celles qui ne dépendent pas de nous, de songer raisonnablement à changer les premières et d’accepter autant que possible les secondes. Cartier-Bresson a compris que c’est en voulant absolument atteindre sa cible qu’une flèche avait le moins de chance d’y parvenir.
Il tient - Dieu sait comme il y tient ! - au cadre, parce que le cadre ne tient qu’à lui. C’est quelque chose qu’il peut changer, d’un millimètre ou d’un mètre. Mais le reste ne dépend pas de lui, et c’est très sagement qu’il abdique devant ce reste - rien moins que l’état du monde -, et qu’il lui abandonne toute volonté propre. C’est ainsi, et non comme une insulte, qu’il faut entendre sa phrase : « Tout ce que prouvent ceux qui travaillent dans la “preuve”, c’est leur démission devant la vie. » Car celui qui tente d’imprimer une volonté au moment de décocher sa flèche le fait par manque de confiance dans la vie, on pourrait dire plus charitablement par manque de confiance dans son instinct ou dans son sens de la vérité. Dans aucune photo de Cartier-Bresson on ne saurait trouver autre chose que le constat d’un certain agencement, parfois comique, parfois grave, parfois indécidable, mais obéissant toujours à ses propres lois, entre les choses et les gens, les citadins et leurs murs, les ruraux et leurs routes, leurs champs et leurs animaux. Aucune ne donne lieu à une démonstration quelconque.
Prenons un exemple, celui de l’homme étendu, bras croisés et yeux clos dans le renfoncement d’une porte, sur le Bowery, à New York en 1947. Le photographe est placé assez loin de l’alignement des immeubles, tout près de la bordure du trottoir. Un filet de liquide sinue depuis la tête de l’homme jusqu’au caniveau, s’enroule autour de la médiane verticale du cadre. Qu’est-ce que ça prouve ? Quelle est l’identité du liquide - alcool, sang ou vomi ? L’homme est-il simplement assoupi, assommé par l’alcool, ou bien est-il mort ? S’agit-il d’un coma éthylique ou bien s’est-il fracassé le crâne en chutant ?
Imaginons maintenant un magazine et un reporter, le premier chargé d’une intention, le second armé d’une volonté. L’intention est de réaliser un reportage sur les méfaits de l’alcoolisme (comme Paris-Match le fit en utilisant contre son gré une photo prise par Robert Doisneau, l’anecdote est authentique), la volonté est évidemment de réussir, si possible dans les meilleurs délais et de la façon la plus explicite. Alors la photo du Bowery ne fait pas l’affaire, précisément à cause des interrogations qu’elle soulève. Je ne sais pas comment s’y serait pris notre reporter - il y a mille façons de faire - mais il aurait au moins fallu qu’il y ait à côté de l’homme une bouteille de bière, de vin ou de gin, ce qui n’est pas le cas, et si ça l’avait été on peut parier que cette bouteille aurait bénéficié d’un minimum de visibilité, voire de l’avantage d’un premier plan. Pour obtenir cet effet, l’opérateur ne peut pas se placer dans le même axe que l’auteur de Bowery. Il doit chercher et trouver un angle, donc réfuter la "géométrie offerte" pour procéder de façon velléitaire à une construction géométrique surnaturelle, à-même de servir la démonstration recherchée.
« J’espère que nous ne verrons jamais le jour où les marchands vendront les schémas gravés sur des verres dépolis », écrivait Cartier-Bresson en 1952 . Hélas ce jour est arrivé. Les schémas - non pas des schémas mais bien les schémas comme il est fort justement précisé - sont maintenant bien gravés, peut-être pas encore sur les verres dépolis ou - qui sait ? - dans les puces des boîtiers, mais dans les têtes, ce qui est beaucoup plus grave, de la plupart des êtres qui animent la chaîne de production et de diffusion du reportage photographique. Les schémas et non pas des schémas parce que ceux-ci sont invariables : ce sont des théorèmes, des procédés de démonstration valables pour toutes les questions, sur tous les terrains et en toute occasion, des "trucs". On les apprend, on s’en imprègne, et l’on s’en sert sans qu’ils ne s’usent. Sans entrer dans le détail, on est là très loin du "monde tel qu’il est dont le photographe est le témoin visuel", et beaucoup plus près du monde tel qu’on voudrait que vous le voyiez, que vous l’acceptiez et que vous le consommiez, à travers nos sujets tels que nous les avons conçus et fabriqués pour votre bien. Il faut se méfier des gens qui vous veulent du bien. C’est du reste parce que "le monde tel qu’il est" devient, chacun au fond le sent bien, particulièrement inacceptable et indigeste que la fabrication et les contorsions s’en trouvent de plus en plus indispensables et sophistiquées. Pourquoi voudriez-vous donner deux ou trois euros si un magazine vendu à ce prix, au lieu de faire passer la pilule, la rend amère ?
Il y a un véritable gâchis doublé d’une perversion dans ce que le photojournalisme a fait des leçons tirées par Cartier-Bresson. Avec une approche neuve de ce que pouvait apporter - ou profitablement ôter - la géométrie à la pratique documentaire, lui et quelques autres, comme Walker Evans, Robert Frank ou William Klein avaient introduit une véritable modernité dans le cadre, dans la définition même de ce qu’est une photographie du 20e siècle, quand on ressent bien qu’on est en face d’une photographie et non d’une simple image ou d’un banal cliché, avec son ordonnancement, son équilibre, parfois sa perfection proprement photographiques, distincts de l’organisation de toute autre matière. Les "producteurs" d’aujourd’hui ont bien compris la puissance de la géométrie, de la sensation extraordinaire que peut susciter la co-présence, dans une certaine disposition, d’un certain nombre d’éléments. Mais au lieu d’attendre cette disposition, cette bonne disposition, ils sont assez pervers pour la provoquer, la tordre, la plier sans s’inquiéter de savoir si leur carré n’était pas en première instance un triangle, cherchant par tous les moyens à lui imprimer leur message, tous "sujets" confondus, message qui est, n’hésitons pas à le dévoiler pour autant que ce soit une révélation : si le néo-libéralisme démocratique est parfois dur, c’est tout de même la moins mauvaise des solutions.
Ajoutons enfin, pour clore ce chapitre sur l’intention et la preuve, que si les preuves sont souvent médiocres, les intentions sont toujours mauvaises. Il n’existe pas de "bonnes intentions" - ou alors leurs effets sont désastreux - pas plus que la bonne conscience ne change rien à rien. C’est dotés des meilleures intentions et au nom de la conscience de l’humanité que d’excellents reporters-photographes sont partis donner l’alerte sur le sort de la Russie démocratique, du Kosovo, de l’Afghanistan, ou des Twin Towers. Dans tous ces cas, en admettant que leurs images y aient joué un rôle, les résultats se sont résumés en un surcroît de dévastation et un renforcement de l’hégémonie nord-américaine, occidentale et blanche sur le reste du monde.