
La naissance des Muses
Le mot "muse" vient du grec mousa, la parole chantée,
la parole rythmée. Le sens originel du terme grec est cependant
mal défini et son étymologie obscure. Quant aux Muses, déesses
de la musique, de la poésie et du savoir, elles sont ainsi présentées
dans la Théogonie d’Hésiode, qui est l’un des
premiers témoignages littéraires : "Les neuf sœurs
issues du grand Zeus se nomment Clio, Euterpe, Thalie et Melpomène,
Terpsichore, Érato, Polymnie, Uranie, et Calliope enfin, la première
de toutes."
Dans leur généalogie la plus couramment admise, celle qu’Hésiode
reprend, les divines chanteuses sont issues de l’union de Mnémosyne,
déesse de la mémoire, avec Zeus, pendant neuf nuits :
"C’est en Piérie qu’unie au Cronide, leur père,
les enfanta Mnémosyne, reine des coteaux d’Éleuthère,
[…] à elle, neuf nuits durant, s’unissait le prudent
Zeus, monté, loin des Immortels, dans sa couche sainte. Et quand
vint la fin d’une année et le retour des saisons, elle enfanta
neuf filles, aux cœurs pareils, qui n’ont en leur poitrine
souci que de chant et gardent leur âme libre de chagrin, près
de la plus haute cime de l’Olympe neigeux."
Les Muses transforment le poète en voyant
Dès leur naissance, elles vont vers l’Olympe et chantent
le triomphe de Zeus ; leur chant, organisé autour de l’histoire
des dieux, éveille la vocation d’Hésiode au pied de
l’Hélicon. Ces deux massifs montagneux sont associés
aux Muses, ce qui explique la présence fréquente d’un
décor rocheux dans les représentations figurées.
En permettant cette vocation, les Muses transforment le poète en
voyant d’un genre particulier. Voici comment elles s’adressent
à lui : "Pâtres gîtés aux champs,
tristes opprobres de la terre qui n’êtes rien que ventres !
Nous savons conter des mensonges tout pareils aux réalités ;
mais nous savons aussi, lorsque nous le voulons, proclamer des vérités."
D’après certains commentateurs, Hésiode pourrait reprendre
ici un vers de l’Odyssée, qui dépeint la
force persuasive d’Ulysse : "Tous ces mensonges, il leur
donnait l’apparence de vérités." L’allusion
possible à l’épopée homérique lui permettrait
de se démarquer des propos mensongers d’Ulysse en affirmant
le caractère sacré et véridique de sa propre poésie,
qui n’est plus seulement humaine, mais divine, car inspirée.
Hésiode ne naît donc pas poète, mais plutôt
berger : pour devenir poète, encore faut-il être élu
par les Muses et recevoir leur éducation.
Les Muses et l'épopée
Par ailleurs, si le nombre de Muses est variable selon les témoignages,
chacune semble avoir un rôle relativement bien établi. Quatre
Muses veillent à l’évolution de l’épopée
et du chant, marquant la primauté de la musique dans l’univers.
Calliope, mère du poète Orphée, épouse d’Apollon,
préside à la poésie épique ; on la représente
souvent entourée de l’Iliade et de l’Odyssée.
C’est elle qui est le plus souvent citée par les poètes.
Muse de l’histoire, Clio chante la gloire des guerriers et la renommée
d’un peuple, à l’aide de la trompette ou de la cithare.
La lyre, instrument le plus fréquemment cité chez Homère,
accompagne Érato, la Muse de la poésie lyrique. Lyre encore,
mais aussi cithare et trompette, autant d’instruments qui entourent
Euterpe, déesse de la musique.
Plutôt que les noms précis des Muses, c’est
le terme générique qui apparaît chez Homère,
souvent au singulier. Dans l’incipit de l’
Odyssée,
"la Muse" est l’inspiratrice du Poète, puis,
dans le chant VIII, de l’aède Démodocos.
"Lorsqu’on eut apaisé la soif
et l’appétit, la Muse le pressa de chanter la gloire des
hommes." (Odyssée, VIII, 72-73.)
En revanche, à la fin de l’épopée, "les
Muses" forment un chœur qui accompagne le deuil d’Achille :
"Puis les neuf Muses, alternant de leurs
belles voix, te chantèrent le thrène, et tu n’eusses
pas vu un Grec qui ne pleurât, tant les troublait le chant aigu
des Muses." (Odyssée, XXIV, 60-62.)
De façon générale, dans les invocations comme dans
les représentations figurées, une seule Muse suffit à
représenter ses sœurs. Sa présence est cependant
nécessaire pour garantir la beauté et la vérité
de la parole poétique.
La Muse, origine de l’inspiration
En un temps où l’idée d’auteur est moins nettement
définie qu’aujourd’hui, la Muse joue un rôle
essentiel. Née d’une oralité secrète, l’inspiration
est la seule notion qui vaille. Soufflée par la Muse, elle régit
un poète qui ignore le désir de création. Une chaîne
se déploie, reliant la Muse, l’aède, l’auditoire :
"De tous les hommes de la terre, les aèdes
méritent les honneurs et le respect, car c’est la Muse,
aimant la race des chanteurs, qui les inspire." (Odyssée,
VIII, 479-481.)
L’idée d’une chaîne est reprise
par Platon dans le dialogue Ion : le rhapsode, sous l’effet
de l’"enthousiasme", récite par cœur les
vers composés par l’aède. Il est un anneau de la
chaîne allant de la Muse aux auditeurs. Socrate explique ce phénomène
par la métaphore de l’aimant : "C’est une
puissance divine qui te met en mouvement, comme cela se produit dans
la pierre qu’Euripide a nommée Magnétis […].
Cette pierre n’attire pas seulement les anneaux qui sont eux-mêmes
en fer, mais elle fait passer en ces anneaux une force qui leur donne
le pouvoir d’exercer à leur tour le même pouvoir
que la pierre […] c’est de cette pierre, à laquelle
ils sont tous suspendus, que dépend la force mise en ces anneaux.
C’est de la même façon que la Muse, à elle
seule, transforme les hommes en inspirés du dieu."
La trajectoire poétique amorcée par la Muse permet donc
à l’homme d’acquérir une mémoire dont
elle est la garante. Les Grecs se plaisent à représenter
cette relation particulière entre l’homme et les déesses :
les Muses apparaissent souvent dans la céramique aux côtés
de poètes.
Il y a plusieurs façons de solliciter les Muses. Le Poète
peut le faire en affirmant l’autorité de sa voix poétique,
comme à la fin du prélude du catalogue des vaisseaux :
"Je dirai en revanche les commandants des nefs
et le total des nefs." (Iliade, II, 493.)

Il peut aussi placer cette autorité sous le contrôle de
la Muse, comme au début de l’
Iliade ; ou
se placer en destinataire direct du chant des Muses, comme au début
de l’
Odyssée :
"Ô Muse, conte-moi l’aventure
de l’Inventif…"
La Muse, créatrice de mémoire
La Muse, de son côté, fait connaître les événements
passés. Il ne s’agit peut-être pas d’un passé
historique, au sens moderne du terme, mais plutôt d’"un
temps originel, un temps poétique" : c’est le
temps des héros. Pour qu’elle devienne vérité,
la parole poétique est indissociable de la Muse et de la mémoire,
et l’aède ne peut opposer à la Muse son propre savoir.
Il est inspiré par les voix des Muses "à l’unisson",
celles qui, échappant à la temporalité humaine,
voient "ce qui est, ce qui sera, ce qui fut". Elles sont donc
gages de vérité. Le caractère exact du récit
de l’aède est parfois confirmé ou exalté
par l’un des acteurs de l’épopée ; Ulysse,
par exemple, s’adresse ainsi à Démodocos :
"Mais, changeant de sujet, chante l’histoire
du cheval qu’Épeios, assisté d’Athéna,
construisit, ce traquenard qu’Ulysse conduisit à l’acropole,
surchargé de soldats qui allaient piller Troie. Si tu m’en
fais un beau récit dans le détail, aussitôt, j’irai
proclamer devant chacun qu’à la faveur d’un dieu
tu dois ton chant sacré !" Alors, aiguillonné
par le dieu, il chanta […]" (Odyssée, VIII,
492-498.)


La mémoire ne reconstruit pas le passé
L a Muse propose une mémoire omnisciente, non sélective,
elle permet au Poète d’avoir accès aux événements
qu’il raconte et de déchiffrer l’invisible.
"Et maintenant, dites-moi, Muses, habitantes
de l’Olympe – car vous êtes, vous, des déesses :
partout présentes, vous savez tout ; nous n’entendons
qu’un bruit, nous, et ne savons rien." (Iliade,
II, 485-486.)
L’exploit des guerriers ou des héros n’existe concrètement
qu’à travers la parole de louange et, si le Poète
est véritablement inspiré par les Muses, sa parole se
confond avec la vérité. Les Muses ont en effet le pouvoir
d’accorder ou de refuser la mémoire, de retirer le don
du chant à qui se vante d’égaler ou de surpasser
leur propre voix. C’est ce qui arriva au poète Thamyris,
trahi par Apollon, qui voyait en lui un rival dans sa conquête
amoureuse du jeune prince spartiate Hyacinthos :
"Il arrivait d’Œchalie, et, vantard,
il se faisait fort de vaincre dans leurs chants les Muses elles-mêmes,
filles de Zeus qui tient l’égide. Courroucées, elles
firent de lui un infirme ; elles lui ravirent l’art du chant
divin, elles lui firent oublier la cithare." (Iliade,
II, 595-600.)
Dans l’
Iliade, les Muses voient de manière
directe et parfaite les événements que l’aède
souhaite raconter ; cette "autopsie" des Muses, selon
le sens étymologique du terme, est opposée au savoir indirect,
"par ouï-dire", des poètes qui se contentent de
reproduire ce qui leur est indiqué. Le poète entend la
voix des Muses et l’inspiration surgit. Ainsi l’
Iliade
se déploie par le recours à la personne du Poète,
instrument aux mains de la Muse. Elle est celle qui sait car elle est
celle qui voit. Quant à l’aède, il n’a point
besoin de la vue mais de l’ouïe : Démodocos comme
Homère n’ont plus aucun lien avec l’univers visible
et n’en demeurent pas moins de "divins" aèdes.
Voir par soi-même les événements n’est pas
nécessaire pour délivrer une parole vraie :
"Démodocos, entre tous les mortels
je te salue ! La Muse, enfant de Zeus, a dû t’instruire,
ou Apollon : tu chantes avec un grand art le sort des Grecs, tout
ce qu’ont fait, subi et souffert les Argiens, comme un qui l’eût
vécu, ou tout au moins appris d’un autre !" (Odyssée, VIII, 487-491.)
Le talent de l'aède
L’aède étant un continuateur privilégié
de la Muse, la visualisation des scènes par les auditeurs du
récit naîtra de son talent et de l’émotion
qu’il parviendra à susciter.
"Un héraut s’avança,
conduisant le fidèle aède à qui la Muse qui l’aimait
a donné bien et mal, lui ayant pris ses yeux, mais donné
la douceur du chant." (Odyssée, VIII, 62-64.)
La parole du Poète permet d’échapper au silence
et à la mort. Elle lutte contre la force d’oubli que représentent
par exemple les Sirènes, figures antithétiques des Muses
mais qui, comme elles, savent "tout ce qui advient sur la terre
féconde" (
Odyssée, XII, 191). Parfois considérées
comme les filles de Melpomène, de Terpsichore ou de Calliope,
les Sirènes, remarquables musiciennes, auraient perdu leurs ailes
à la suite d’un concours de chant avec les Muses :
ces dernières auraient arraché leurs plumes pour s’en
faire des couronnes.

Honteuses de leur déchéance, elles se seraient alors réfugiées
dans les rochers de la côte méridionale de l’Italie,
d’où elles attirent les navigateurs. Ainsi chantent-elles,
en promettant au marin Ulysse de lui donner le pouvoir de connaître
à l’avance tous les événements à venir.
Le héros résiste, car il sait par Circé que leur
chant est signe de mort. Son désir est pourtant immense :
"Elles disaient, lançant leur belle
voix, et dans mon cœur, je brûlais d’écouter."
(Odyssée, XII, 192-193.)
En luttant contre les voix ensorcelantes de ces Muses maléfiques
que sont les Sirènes, Ulysse refuse l’oubli de soi ;
son choix éclaire l’acte de l’aède qui se
fait le servant des véritables Muses : la Muse maintient
la mémoire des hommes et crée l’épopée.
Le chant de l’aède porte une identité et insuffle
la vie.