La transmission : de la parole aux écrits
Danièle Thibault
Il est communément admis aujourd’hui que les poèmes
homériques ont leur origine dans la tradition orale. L’Odyssée
elle-même témoigne de l’existence d’une poésie
orale en Grèce antique : deux aèdes, Phémios
à Ithaque et Démodocos chez les Phéaciens, chantent
la geste des héros au cours de banquets.
Des traces de cette poésie orale ont été
mises en évidence dans le texte d’Homère. Les plus
saisissantes sont la répétition de "formules"
attachées à la description d’un événement
ou d’un personnage ; ainsi, pour le lever du jour, dans
l’Odyssée : "lorsque parut la fille
du matin, l’aube aux doigts roses" ; dans l’Iliade,
après le discours d’un héros : "il dit
et stimule la fougue et l’ardeur de tous", lorsqu’un
héros est touché par l’ennemi, il "tombe avec
fracas", "ses armes sonnent", "l’ombre couvre
ses yeux", etc. Dans les deux poèmes, le nom des héros
et des dieux est très souvent suivi par une "épithète
de nature" : les "Achéens chevelus" ou "aux
bonnes jambières", les "Troyens dompteurs de cavales",
"Achille aux pieds rapides" ou "aux pieds infatigables",
"le divin Achille", "l’industrieux Ulysse",
"Ulysse aux mille ruses", "Hector au casque étincelant",
"Nestor, le vieux meneur de chars", "Diomède
au puissant cri de guerre", "Zeus, l’assembleur de
nuées", "Zeus porte-égide", "Héra,
la déesse aux bras blancs", "Arès fléau
des mortels", "Athéna aux yeux pers", "Poséidon,
l’Ébranleur du sol". Les travaux de Milman Parry
(L’Épithète traditionnelle chez Homère,
1928), philologue américain d’expression française,
tendent à démontrer que ces formules constituent une
sorte de catalogue qui fournit des hémistiches tout faits, facilitant
l’improvisation et la mémorisation – des sortes
de moyens mnémotechniques. Parry et son collègue Albert
Lord enregistrèrent en Yougoslavie un grand nombre de longs
poèmes récités par des chanteurs populaires, souvent
analphabètes, et observèrent, à plusieurs années
d’intervalle, le même recours aux formules, et, autour,
un texte variant quelque peu.
De la parole aux écrits
Les plus anciens manuscrits qui nous ont transmis le texte grec de
l’Iliade et de l’Odyssée –
texte à la base des traductions que nous lisons aujourd’hui
– remontent au IXe siècle après
J.-C. On a retrouvé aussi de nombreux papyrus, dont les plus
anciens sont du IIIe siècle avant J.-C.,
mais les textes en sont très fragmentaires. En l’état
actuel, on sait peu de choses sur l’histoire de la transmission
entre ces papyrus et les manuscrits médiévaux.
Le texte de référence
L’écriture des chants épiques oraux a été
mise en rapport avec le développement de l’écriture
alphabétique grecque. Avant le Moyen Âge, c’est
à Alexandrie aux IIIe et IIe siècles avant J.-C. que se situe la première étape
importante dans l’histoire de la transmission du texte. La "vulgate
alexandrine" a probablement pour source l’édition
établie à Athènes, selon la tradition antique,
sous les Pisistratides, au VIe siècle
avant J.-C.
Les modalités de cette "fixation" à Athènes
et les hypothèses sur les étapes qui l’ont précédée
restent des plus controversées. Selon le dialogue pseudo-platonicien
Hipparque (IVe siècle avant J.-C.),
le fils de Pisistrate, Hipparque, en aurait ordonné la récitation
aux rhapsodes chaque année à la fête des Panathénées.
Ceux-ci devaient les réciter "les uns après les
autres, sans interruption". Cicéron lui-même rappelle
cette tradition et insiste sur le rôle de Pisistrate comme premier
rassembleur des textes homériques. Une autre hypothèse
est avancée : les Homérides de Chios, une communauté
de rhapsodes qui chantaient Homère et prétendaient descendre
du poète, auraient conservé un texte de référence
dont ils auraient remis une copie aux Athéniens.
L'étude des textes homériques en langue originale
Homère est l’éducateur des Grecs. Les petits Grecs
apprennent à lire dans ses poèmes ; l’Iliade
et l’Odyssée faisant partie de la culture de
base, on se préoccupe de s’assurer de l’authenticité
du texte. Les premiers à travailler sur le texte lui-même
sont les Alexandrins. Au début du IIIe
siècle avant J.-C., Zénodote d’Éphèse,
poète épique et grammairien, premier bibliothécaire
d’Alexandrie et précepteur des enfants de Ptolémée
Ier, est l’auteur de la première
édition critique des poèmes homériques. Cette
édition nous est connue par les commentaires d’Aristarque
de Samothrace (début du IIe siècle
avant J.-C.).
La bibliothèque d’Alexandrie avait recueilli de nombreuses
copies du texte homérique provenant de régions variées,
dont Athènes. On suppose que Zénodote a choisi une version
de référence qu’il aurait corrigée par des
emprunts à d’autres manuscrits. Les philologues modernes
pensent que le texte de référence est l’édition
établie sous Pisistrate. On a longtemps pensé que la
division en vingt-quatre chants datait de cette époque, mais
il semblerait qu’elle soit plus ancienne. C’est ce que
tendent à montrer l’étude des transitions d’un
chant à l’autre, qui présentent une grande cohérence,
ainsi que le témoignage de deux des plus anciens papyrus d’Homère.
L’un de ces papyrus, conservé à la Sorbonne, paraît
confirmer, par un signe dans la marge, l’antériorité
de cette division.

Dans l’Occident latin, l’aristocratie romaine adopta l’éducation
grecque, et les écoles romaines imitaient les écoles
hellénistiques. Homère fut donc étudié
dans le texte original jusqu’à la disparition de l’usage
du grec, progressive à partir du III
e
siècle après J.-C.
Les éditions critiques latines
Le Moyen Âge occidental connut Homère par des textes latins,
comme l’Ilias latina, sorte de résumé
en vers composé sous Néron (Ier
siècle), les Periochae, attribuées à
Ausone (IVe siècle), l’Éphéméride
de la guerre de Troie, attribué à Dictys de Crète,
l’Histoire de la destruction de Troie, attribuée
à Darès de Phrygie (sans doute écrite au Ve
ou VIe siècle). On ne sait s’il
a existé des équivalents de l’Ilias latina
pour l’Odyssée. Les récits de la guerre
de Troie de Dictys et Darès suscitèrent de nombreuses
chroniques et œuvres d’imagination. À la fin du XIIe
siècle, Benoît de Sainte-Maure s’en inspira pour
écrire son poème Roman de Troie (plus de 30 000
vers), qui obtint un très gros succès en Europe, et même
jusqu’en Grèce byzantine où pourtant s’était
maintenue l’étude des textes homériques en langue
originale. C’est le roman en vers le plus diffusé au XIIIe
siècle. Il fut abondamment copié, remanié, transcrit
en prose, présenté en mystères…

Les premières traductions latines des poèmes homériques
La Renaissance redécouvre Homère par des sources byzantines.
Les premiers humanistes italiens reviennent aux sources. En 1353, l’ambassadeur
de Byzance offre à Pétrarque un manuscrit grec des œuvres
d’Homère, que le poète se désespère
de ne pouvoir lire :
"Ton Homère est muet pour moi, ou
plutôt c’est moi qui suis sourd devant lui. Cependant,
je me réjouis de sa seule vue et souvent, le serrant dans mes
bras, je dis en soupirant : “Ô grand homme, avec quelle
passion je t’écouterais !” (Lettres familières,
XVIII, 2).
Pétrarque, aidé de Boccace, parvint à faire traduire
l’
Iliade par le moine calabrais Leonzio Pilato (1359).
En 1366, la traduction de l’
Iliade est terminée,
celle de l’
Odyssée ne le sera jamais.
"C’est moi le premier, qui, chez moi, ai entendu de la bouche
de Léonce l’
Iliade traduite en latin. C’est
moi encore grâce à qui les livres d’Homère
ont été lus en public", écrira Boccace, dans
sa
Généalogie des dieux païens, où
il se vante d’avoir, à ses propres frais, fait "revenir
en Étrurie les livres d’Homère et quelques autres
livres grecs, qui depuis de longs siècles l’avaient quittée
pour n’y plus revenir".
D’autres traductions partielles d’Homère apparaissent
au XV
e siècle. En 1474 est imprimée
une traduction latine des seize premiers chants de l’
Iliade,
effectuée en 1444 par Lorenzo Valla, d’après laquelle
seront réalisées les premières traductions françaises.
La première édition en grec des œuvres d’Homère
– édition
princeps – est imprimée
à Florence en 1488.
