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Extrait

Énée aux Enfers

Virgile, Énéide, livre XI

Ils allaient obscurs, dans la nuit solitaire à travers l'ombre et à travers les demeures vides et le vain royaume de Dis : tel, le chemin qu'on fait dans les bois, par une lune incertaine, sous une méchante lumière, quand Jupiter a enfoui le ciel dans l'ombre et que la sombre nuit a enlevé aux choses leur couleur.
Dans le vestibule même, à l'entrée des gorges de l'Orcus, le Deuil et les Remords vengeurs ont fait leur lit ; là habitent les pâles Maladies, et la triste vieillesse, et la Crainte, et la Faim mauvaise conseillère, et la hideuse Pauvreté, formes terribles à voir, et la Mort, et la Souffrance ; puis, le Sommeil, frère de la Mort, et les Joies mauvaises de l'esprit, et, sur le seuil en face, la Guerre meurtrière, et les chambres de fer des Euménides, et la Discorde insensée, avec sa chevelure de vipères nouée de bandelettes sanglantes.
Au milieu, un ormeau opaque, énorme, déploie ses rameaux et ses branches séculaires, demeure, dit-on, que hantent communément les vains Songes, fixés sous toutes les feuilles. En outre, mille fantômes monstrueux de bêtes sauvages variées s'y rencontrent : les Centaures, à l'écurie devant les portes, et les Scylles biformes, et Briarée aux cent bras, et le monstre de Lerne poussant des sifflements horribles, et la Chimère armée de flammes, et les Gorgones, et les Harpies, et la forme de l'Ombre au triple corps. Tremblant alors d'une subite épouvante, Énée saisit son glaive et en présente la pointe acérée aux monstres qui l'obsèdent ; et, si sa docte compagne ne l'avertissait que ce sont des âmes ténues, sans corps, qui volettent sous une enveloppe sans consistance, il se ruerait sur elles et pourfendrait vainement des ombres avec son glaive.
De là part une route qui mène aux ondes de l'Achéron du Tartare [...]. Là toute une foule se ruait à flots pressés sur la rive : mères, époux, héros magnanimes dont le corps a fourni la carrière de la vie, enfants, jeunes filles qui ne connurent point les noces, jeunes gens qui furent placés sur le bûcher devant les yeux de leurs parents; aussi nombreux que les feuilles qui tournoient et tombent dans les bois au premier froid de l'automne; aussi nombreux que les oiseaux qui se rassemblent, venant de la haute mer, sur le continent, quand la froide saison les fait fuir à travers l'océan et les chasse vers les terres de soleil. Dressés, ils demandaient tous à passer les premiers, et tendaient les mains dans leur avidité d'atteindre l'autre rive. Mais le triste nocher prend tantôt ceux-ci, tantôt ceux-là, et repousse loin du rivage ceux qu'il a écartés.

Virgile, Énéide, traduction M. Rat, Paris : GF-Flammarion, 1965, p. 136-137.
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