Les grossissements de la rêverie


LLes dessins de Victor Hugo antérieurs à l'exil, d'une dimension parfois réduite à celle d'un timbre-poste, témoignent déjà de multiples recherches graphiques. Un "tableau de tableau" rejoint ainsi les expériences les plus contemporaines : c'est aux arts plastiques ce que la "mise en abyme" est à la littérature. Comme plus tard, à Guernesey, il sculpte les plis de la robe d'une Vierge en bois, il modèle à sa guise le papier, rayant le bristol glacé d'une carte de visite, obtenant par grattages d'étonnants effets nuageux, dans les œuvres de 1847 à 1850.

 

 


De grandes compositions réalisées chez Juliette Drouet


Selon un propos rapporté par Paul Meurice, Victor Hugo déclarait dans les années 1848 : "Je n'ai encore fait que des dessins de petites dimensions. Quand trouverai-je le temps d'en faire au moins un qui soit aussi grand qu'une peinture ?" L'occasion survint en 1850. Cette année-là, au grand regret de Juliette, Victor Hugo avait renoncé au voyage estival. Dans la deuxième quinzaine d'août, il installe un atelier de peinture chez celle-ci. Les lettres de Juliette Drouet nous en livrent des épisodes : "[...] dans le cas où tu viendrais avant moi, tu trouveras ton atelier dans le même état où tu l'as laissé et tu n'auras qu'à demander à Suzanne ce qui te faut (sic) pour achever ton margouillis ton gâchis et ton infamie." (Lettre de Juliette Drouet à Victor Hugo, 28 août 1850). Il s'agit d'un atelier de fortune, puisque Victor Hugo investit la salle à manger :

À propos de voir je vous dirai que je suis déjà entrée dans la salle à manger et que j'y ai contemplé votre nouveau chef-d'œuvre. C'est vraiment miraculeux. Les tableaux à l'huile n'ont pas tant de vigueur et tant de nuances que vos simples dessins à l'encre. C'est prodigieux. Comme il était parfaitement sec je l'ai retiré avec son lit très délicatement et je l'ai posé sur la grande table sans aucun dérangement. Vous l'y trouverez quand vous viendrez ainsi que tout votre attirail de peintre et de grand artiste.

Lettre de Juliette Drouet à Victor Hugo,
15 septembre 1850

   

 


   


Cet atelier va fonctionner jusqu'à la rentrée de la Chambre, en novembre, et là, vont naître les œuvres les plus fantastiques de la création graphique hugolienne. Juliette suit avec étonnement cette production, car si Victor Hugo utilise un "attirail de peintre et de grand artiste", tels la craie ou les crayons lithographiques, il recourt aussi aux légendaires "mixtures bizarres" :

Je laisse mon talent à l'ancre pendant que vous barbotez le vôtre dans toutes sortes de mixtures hideuses qui font frémir le cœur de la cheminée et pâlir les tuyaux de poêle. Vous sentez que je ne peux pas décemment me frotter contre vous car je n'en sortirais pas blanche. Quand vous me ferez voir des couleurs civilisées je verrai ce que j'ai à faire. Jusque-là je m'abstiens. Le spectre solaire ne lutte pas avec un fumeron.

Lettre de Juliette Drouet à Victor Hugo,
8 novembre 1850

 

De l'infime à l'immense : le grossissement du quotidien
 

Dans nombre d'œuvres, le chiffre emblématique "V I H" se glisse subrepticement dans la composition, en hommage à la maîtresse des lieux : tantôt il se niche dans le socle d'une colonne, tantôt il forme les barreaux de la passerelle du Burg à la croix, pouvant atteindre la dimension d'une "gigantesque publicité aérienne".
   


   





Victor Hugo dessine les objets qui l'entourent, la croix processionnelle aujourd'hui conservée à Hauteville House, et guidé peut-être dans certains choix par le lieu d'élection de son atelier : un surtout de table, un beurrier ou un champignon. Grossis par la rêverie, ils atteignent des dimensions colossales, voire cosmiques. Comme dans ses voyages, il passe tour à tour de macrocosmes en microcosmes.
   


   


L'art a, comme la flamme, une puissance de sublimation. Jetez dans l'art, comme dans la flamme, les poisons, les ordures, les rouilles, les oxydes, l'arsenic, le vert-de-gris, faites passer ces incandescences à travers le prisme ou à travers la poésie, vous aurez des spectres splendides, et le laid deviendra grand, et le mal deviendra beau.

William Shakespeare, "Reliquat"

   

 

Cette réflexion éclaire l'ensemble de l'œuvre. En portant cet intérêt aux objets de tous les jours, Hugo opère dans le dessin la même réforme que dans ses écrits.

Ce sera aussi la formule d'Andy Warhol : "Tout est beau." Réhabiliter les objets de la vie quotidienne, les surdimensionner, n'est-ce pas précisément la démarche du pop art et notamment d'artistes comme Claes Oldenburg ? Outre ces objets du quotidien, les burgs sont très présents ; souvenir du voyage sur le Rhin, où "les souvenirs des rives semblent répondre aux souvenirs des îles. [...] Toute ombre qui se dresse sur un bord du fleuve en fait dresser une autre sur l'autre bord". Monuments et fontaines se reflètent dans l'eau, se dédoublent souvent, offrant du même élément une version claire, l'autre sombre. Les villes englouties par les flots, à l'image de "La Ville disparue" de La Légende des siècles, ramènent au souvenir de Léopoldine. Alors que l'année 1850 fait date dans l'œuvre graphique du poète, la création littéraire est inexistante, comme si un transfert s'était opéré de l'inspiration lyrique vers l'œuvre graphique. En contemplant ces œuvres aux paysages déserts, aux eaux mortes, on se trouve comme en face d'un décor de théâtre en attente de ses personnages, devant une œuvre à naître.