Les manuscrits de Hugo
Car le mot, qu'on le sache, est un être vivant
La main du songeur vibre et tremble en l'écrivant ;
La plume, qui d'une aile allongeait l'envergure,
Frémit sur le papier quand sort cette figure.
Pour Hugo, être écrivain, c’est écrire, en toutes circonstances. La "feuille volante" et le "carnet" sont donc, selon les occasions, des supports toujours accessibles, et peuvent être remplacés par n’importe quel morceau de papier se trouvant à proximité. Les rêveries nocturnes de Jersey sont notées sur des feuilles en attente sur le plancher, au chevet du lit. Deux stratégies peuvent découler de cette disponibilité permanente : l’organisation progressive, par petites touches, d’une œuvre en cours, ou simplement projetée, et la mise en réserve de fragments dont la destination n’est ni prévue ni assurée.
La "malle aux manuscrits" léguée à la Bibliothèque nationale

Testament olographe
C’est par ce fameux codicille de 1881 que Victor Hugo légua à la Bibliothèque nationale l’ensemble de ses manuscrits : « Je donne tous mes manuscrits, et tout ce qui sera trouvé écrit et dessiné par moi, à la bibliothèque nationale de Paris, qui sera un jour la Bibliothèque des États-Unis d’Europe. » Après sa mort, en 1885, et l’établissement par les soins du notaire d’un scrupuleux inventaire, ces manuscrits furent confiés aux exécuteurs testamentaires chargés de l’édition des œuvres de l’écrivain, y compris donc de l’édition posthume de ses textes inachevés : seuls dix-sept manuscrits reliés par l’auteur parvinrent sur les rayons dès 1886 ; le legs fut accepté en 1892 par décret du Président de la République, et l’énorme fonds n’entra à la Bibliothèque qu’au fur et à mesure de la publication des Œuvres complètes.
© Archives nationales
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"Je donne tous mes manuscrits et tout ce qui sera trouvé écrit ou dessiné par moi à la bibliothèque nationale de Paris qui sera un jour la Bibliothèque des États-Unis d'Europe."
Victor Hugo meurt le 22 mai 1885. Peu après, Paul Meurice, principal exécuteur testamentaire, remet à la Bibliothèque nationale, au fur et à mesure de leur publication, les papiers de l'écrivain, qui sont classés en "manuscrits", "carnets", "albums", "reliquats", "océans", "tas de pierres", "copeaux", correspondances... La série des manuscrits littéraires est quasiment complète, à l'exception de Han d'Islande et de pièces poétiques des Odes et Ballades offertes à des amis de jeunesse.
Malgré la montagne de documents légués à la Bibliothèque, les ébauches et premiers jets, comme les passages illisibles à force d’être corrigés, ont rarement été conservés. Mais les superbes mises au net, avec leurs marges prêtes pour les remaniements et additions ultérieures, dont l’aspect monumental magnifie l’inépuisable créativité hugolienne, donnent suffisamment à voir la liberté jubilatoire de son écriture.
L'écriture mise en scène

Eviradnus
Pour écrire Eviradnus, poème appartenant à la cinquième partie de La Légende des siècles, Victor Hugo a puisé dans ses notes ou souvenirs de voyages sur le Rhin. Mais le poème est en outre inspiré par la décoration de Hauteville House, par le fauteuil des ancêtres "[...] On n’y voit/ Qu’un fauteuil, sous un dais qui pend aux poutres noires.", par les multiples inscriptions, et aussi par les scènes historiques de la salle à manger : "Les anciens temps ont peint sur le mur leurs histoires".
Bibliothèque nationale de France
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Poème « Dolor »
Cette page du manuscrit des Contemplations illustre la technique de la dilatation, par insertions successives, d’un poème que Victor Hugo avait pu croire terminé. La première version « définitive » occupe la colonne de droite. Le texte s’est enrichi par étapes, matérialisées par des accolades, puis a été recopié sur un autre feuillet, avec des additions supplémentaires.
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Les Misérables
Commencée le 17 novembre 1845, la rédaction des Misères, titre donné alors au livre à venir, est suspendue en 1848 lorsqu’éclate la révolution. L’œuvre ne sera publiée que treize ans après. Victor Hugo pourra enfin écrire à l’éditeur Hetzel, le 1er juillet 1861 : « Les Misérables sont finis, mais ne sont pas terminés... » À travers la grande diversité des personnages et des thèmes abordés dans l’œuvre, Victor Hugo poursuit un unique dessein « [...] tant que les trois problèmes du siècle, la dégradation de l’homme par le prolétariat, la déchéance de la femme par la faim, l’atrophie de l’enfant par la nuit, ne seront pas résolus [...] des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles. »
Bibliothèque nationale de France
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Les méthodes de l'écrivain

Quatrevingt-treize
Victor Hugo commence la rédaction de ce roman le 16 décembre 1872 et la termine le 9 juin 1873, à Hauteville House. Guerre extérieure, guerre civile : la situation politique sur laquelle ouvre le roman présente plus d’une similitude avec celle qu’il vient de connaître. Dans ce feuillet extrêmement travaillé où la partie droite, réservée aux additions et corrections est entièrement envahie par l’écriture, Victor Hugo se livre à une étude philologique sur le nom « Tourgue », « abréviation paysanne (qui) signifie la Tour-Gauvain [...] On avait construit cette citadelle sur un de ces gros blocs de schiste qui abondent entre Mayenne et Dinan ».
© Bibliothèque nationale de France
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Les manuscrits romanesques sont soumis au même traitement, avec des corrections et des remaniements si considérables que certaines pages, devenues illisibles, ont dû être remplacées. Les feuillets de "copeaux" de L'Homme qui rit témoignent de ses méthodes de composition. Le feuillet 18 en particulier nous éclaire sur le travail de l'écrivain. C'est une page bleue très surchargée, couverte d'écriture sur ses deux côtés. Au recto figure une première version du portrait de la duchesse Josiane. Les corrections en interligne, les multiples additions dans la marge de gauche ont conduit Hugo à abandonner ce feuillet pour le remplacer dans le manuscrit par une mise au net. Le verso a ensuite été utilisé pour noter au crayon et à l'encre des fragments, éparpillés sur la page, qui seront utilisés dans d'autres chapitres. Un texte en continu, partiellement ébauché, serpente en bas de page ; en haut, un croquis détaille "l'ancienne cahute d'Ursus", comme le précise la légende. Des fragments sont découpés pour rejoindre un autre état de la rédaction.

L’homme qui rit
Ce roman, dont l’action se situe dans l’Angleterre du 17e siècle, devait être le premier d’une trilogie auquel devaient succéder La Monarchie et Quatrevingt-treize. Le second volume ne verra pas le jour. Ce feuillet, qui appartient au chapitre « La Tempête de neige est une des choses inconnues de la mer », est particulièrement travaillé. Dans la marge de gauche réservée dans ses manuscrits aux additions et corrections, et ici en grande partie utilisée, Victor Hugo a dessiné un cormoran sur une branche. Au-dessous, est évoquée la tempête du 17 mars 1867.
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L’homme qui rit
Le feuillet 18 nous éclaire sur le travail de l’écrivain. C’est une page bleue très surchargée, couverte d’écriture sur ses deux côtés. Au recto figure une première version du portrait de la duchesse Josiane. Les corrections en interligne, les multiples additions dans la marge de gauche ont conduit Hugo à abandonner ce feuillet pour le remplacer dans le manuscrit par une mise au net. Le verso a ensuite été utilisé pour noter au crayon et à l’encre des fragments, éparpillés sur la page, qui seront utilisés dans plusieurs chapitres de la deuxième partie de L’homme qui rit.
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Ainsi les manuscrits de Victor Hugo ne présentent-ils pas toujours le premier jet mais souvent une copie issue d'une maturation plus ou moins longue. Cette "mise au net" occupe la partie droite de la page tandis que l'autre moitié est "mise en réserve" pour permettre un développement ou une recomposition du texte. La marge, par nature secondaire, est utilisée par Hugo comme un support autonome équivalent au premier, qui stimule la réécriture. Cette marge est parfois si remplie qu'elle constitue une seconde page. Hugo dessinant abondamment, ces colonnes de gauche accueillent parfois des dessins, nés dans les moments de recherche de l'inspiration et de l'errance de la main.
Provenance
Cet article provient du site Victor Hugo, l'homme océan (2002).
Lien permanent
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