Les techniques de dessin de Victor Hugo

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La Légende des siècles (partie encore inédite)
Ce dessin polychrome, dont la réserve a été réalisée au moyen du pochoir précédent, est un projet de frontispice pour La Légende des siècles, qui pourrait être inspiré d’une représentation d’un défilé des corporations lors d’une victoire, en Orient.
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Avant l’exil (1847-1850)

Pardonner aux vaincus et vaincre les rebelles
De 1815 à 1818, Victor Hugo loge à la pension Cordier et étudie au lycée Louis-le-Grand. De cette période datent ses premiers textes, dessins et poèmes.
Ces croquis d’adolescent, intéressants à bien des titres, comptent parmi les plus anciens témoins de la production graphique du poète. Ainsi, celui intitulé Ecce homo semble-t-il se compléter — à la manière des cadavres exquis auxquels se livreront les surréalistes — du fragment de la page suivante. Ecce homo, formule se référant à la Passion du Christ, reviendra sous la plume de l’artiste dans sa lutte contre la peine de mort.
Lui fait face cet autre dessin dont la légende Pardonner aux vaincus et vaincre les Rebelles est un extrait de l’Énéide de Virgile, et qui restera un principe de la pensée politique de l’écrivain.
Bibliothèque nationale de France
Bibliothèque nationale de France
Les dessins de Victor Hugo antérieurs à l'exil de 1851, d'une dimension parfois réduite à celle d'un timbre-poste, témoignent déjà de multiples recherches graphiques. Un « tableau de tableau » rejoint ainsi les expériences les plus contemporaines : il est aux arts plastiques ce que la « mise en abyme » est à la littérature.
Comme plus tard, à Guernesey, Hugo sculpte les plis de la robe d'une Vierge en bois, modèle à sa guise le papier, rayant le bristol glacé d'une carte de visite et obtenant par grattages d'étonnants effets nuageux, dans les œuvres de 1847 à 1850.
De grandes compositions réalisées chez Juliette Drouet
Selon un propos rapporté par Paul Meurice, Victor Hugo déclarait dans les années 1848 : « Je n'ai encore fait que des dessins de petites dimensions. Quand trouverai-je le temps d'en faire au moins un qui soit aussi grand qu'une peinture ? » L'occasion survint en 1850. Cette année-là, Victor Hugo avait renoncé au voyage estival avec Juliette Drouet. Dans la deuxième quinzaine d'août, il installe un atelier de peinture dans la salle à manger de celle-ci.
[...] dans le cas où tu viendrais avant moi, tu trouveras ton atelier dans le même état où tu l'as laissé et tu n'auras qu'à demander à Suzanne ce qui te faut [sic] pour achever ton margouillis ton gâchis et ton infamie.
Cet atelier fonctionne jusqu'à la rentrée de la Chambre, en novembre. Là vont naître les œuvres les plus fantastiques de la création graphique hugolienne. Juliette suit avec étonnement cette production, car si Victor Hugo utilise un « attirail de peintre et de grand artiste », tels la craie ou les crayons lithographiques, il recourt aussi à des « mixtures bizarres » : « Je laisse mon talent à l'ancre pendant que vous barbotez le vôtre dans toutes sortes de mixtures hideuses qui font frémir le cœur de la cheminée et pâlir les tuyaux de poêle. Vous sentez que je ne peux pas décemment me frotter contre vous car je n'en sortirais pas blanche. Quand vous me ferez voir des couleurs civilisées je verrai ce que j'ai à faire. Jusque-là je m'abstiens. Le spectre solaire ne lutte pas avec un fumeron. » (Lettre de Juliette Drouet à Victor Hugo, 8 novembre 1850).
De l'infime à l'immense : le grossissement du quotidien
Dans nombre d'œuvres, le chiffre « V I H » se glisse subrepticement dans la composition, en hommage à la maîtresse des lieux : tantôt il se niche dans le socle d'une colonne, tantôt il forme les barreaux de la passerelle du Burg à la croix, pouvant atteindre la dimension d'une « gigantesque publicité aérienne ».

Le Burg à la croix
S’il est des coups de pinceau coups de poing, comme l’a dit Victor Hugo, cette œuvre en est un exemple : associer ce cadre exubérant à ce mélancolique burg allemand est un défi à l’esthétique, comme à l’atmosphère politique au lendemain du siège de Paris !
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Guidé peut-être dans certains choix par le lieu d’élection de son atelier, Victor Hugo dessine les objets qui l'entourent, la croix processionnelle aujourd'hui conservée à Hauteville House, un surtout de table, un beurrier ou un champignon. Grossis par la rêverie, ils atteignent des dimensions colossales, voire cosmiques. Comme dans ses voyages, il passe tour à tour de macrocosmes en microcosmes.
Cette réflexion éclaire l'ensemble de l'œuvre. En portant cet intérêt aux objets de tous les jours, Hugo opère dans le dessin la même réforme que dans ses écrits. Il préfigure en quelque sorte le pop art et la formule d’Andy Wahrol, « tout est beau ».
Les burgs
Outre ces objets du quotidien, les burgs sont très présents, souvenirs du voyage sur le Rhin, où « les souvenirs des rives semblent répondre aux souvenirs des îles. [...] Toute ombre qui se dresse sur un bord du fleuve en fait dresser une autre sur l'autre bord ». Monuments et fontaines se reflètent dans l'eau, se dédoublent souvent, offrant du même élément une version claire, l'autre sombre. Les villes englouties par les flots, à l'image de « La Ville disparue » de La Légende des siècles, ramènent au souvenir de Léopoldine.

Fracta juventus ou « Le burg à l’ange »
C’est en 1843 qu’en rentrant de voyage, Victor Hugo apprend la mort brutale et accidentelle de sa fille Léopoldine, toute jeune mariée et alors âgée de 19 ans. Elle et son époux, Charles Vacquerie, accompagnés de l’oncle et du cousin de ce dernier, périssent noyés dans la Seine, suite au naufrage de leur canot entre Caudebec et Villequier. Cette mort prématurée aura une très grande influence sur l’œuvre et la personnalité de Victor Hugo, et marque une césure entre l’ « Autrefois » et l’ « Aujourd’hui » des Contemplations et de l’œuvre entière. Le voyage de 1843 met alors un terme aux voyages annuels du poète.
Ce dessin a été exécuté en 1863 et commémore le 20e anniversaire de la mort de Léopoldine dont le portrait apparaît dans un halo. Des tonalités que l’on trouve rarement dans les dessins de Victor Hugo apparaissent, ainsi cette touche de mauve, autour de l’ovale où figure le portrait de Léopoldine, comme si Victor Hugo avait voulu rappeler la tenue qu’elle portait le jour de sa mort ; celle-ci était vêtue d’une robe mauve.
© Maisons de Victor Hugo / Roger-Viollet
© Maisons de Victor Hugo / Roger-Viollet

Burg « Des-Cris-la-Nuit »
Victor Hugo est passé à Durkheim le 27 octobre 1840 et note : « À Durkheim […] ascension aux ruines de l’abbaye de Limbourg, à la nuit tombante. Fondée en 1030 par l’empereur Conrad II et l’impératrice Gisèle sur l’emplacement de leur château où leur fils Conrad s’était tué par accident. Dévastée en 1504 par [Enrich] VIII, comte de Linange-Dabo. Brûlée. – Le tombeau du jeune Conrad est dans ces décombres on dit que son ombre y revient. Je n’ai rien vu. » (Voyages, « Bouquins » p. 908)
Hauteville House passait aussi pour une maison hantée, et était inhabitée depuis quatre ans lorsque Victor Hugo jeta son dévolu sur elle. Les messages, coups, frappements, déplacements vont continuer à hanter la demeure à la grande terreur du personnel. Quant au poète, il consigne tous ces évènements dans ses agendas guernesiais, comme il avait noté les comptes rendus des séances de spiritisme à Jersey.
« Eh bien, cette vue directe sur l’âme de Victor Hugo, sans rhétorique, paraphrase ou traduction, ce qui nous la donne le mieux, le premier paysage qui nous attendrait si nous pouvions passer de l’autre côté de ces yeux sans espérance, ce sont les tragiques dessins que nous avons tous regardés, cette chimie maléfique du noir avec le blanc, ces sites submergés où une lumière livide et informe ne transvase que pour faire apparaître un bric-à-brac hétéroclite et confus d’objets désaffectés, un passé irrémédiable, des ruines échappant à l’opacité d’un monde maudit et que hantent les monstres et les goules. On peut dire sans exagération que le sentiment le plus habituel à Victor Hugo, celui où il a trouvé ses inspirations les plus pathétiques, celui auquel il n’a jamais recours en vain et qui lui fournit un répertoire inépuisable de formes et de mouvements, sa chambre intérieure de torture et de création, c’est l’épouvante, une espèce de contemplation panique. »
Paul Claudel
Bibliothèque nationale de France
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Alors que l'année 1850 fait date dans l'œuvre graphique du poète, la création littéraire est inexistante, comme si un transfert s'était opéré de l'inspiration lyrique vers l'œuvre graphique. En contemplant ces œuvres aux paysages déserts, aux eaux mortes, on se trouve comme en face d'un décor de théâtre en attente de ses personnages, devant une œuvre à naître.
Pochoirs et empreintes (1850-1871)
Dès les années 1850, et surtout à partir de son exil à Jersey, en 1854, Victor Hugo découpe des papiers pour obtenir, en réserve, la forme du soleil, de la lune, ou des éléments plus complexes comme un coq.

Tête de coq
Victor Hugo dessine les objets qui l’entourent, et le pommeau de son épée de pair de France, orné d’un coq gaulois, pourrait donc avoir servi de modèle pour ce dessin. Grossi par la rêverie de l’artiste, le coq atteint ici des dimensions colossales, voire cosmiques, et participe ainsi au grossissement du quotidien qu’opère l’artiste sur des objets familiers, qu’il se plaît à faire passer de l’infime à l’immense. Dès les années 1850, Victor Hugo découpe des papiers pour obtenir, en réserve, la forme du soleil, de la lune ; de même le dessin du coq, au lavis d’encre, a été obtenu par application d’un papier découpé.
Cette composition inspira à Juliette Drouet une lettre où elle exerce son humour :
« Je viens d’aller dire bonjour à votre coq qui s’égosille admirablement ; on dirait qu’on l’entend tant il met d’ardeur. Je ne suis pas curieuse mais je voudrais connaître la cocotte de ce beau monsieur qui se pavane sur ses ergots avec des airs si conquérants. Il est probable que je ne la connaîtrai jamais parce que vous êtes très discrets. »
Bibliothèque nationale de France
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Inspiration nordique
L'influence de la photographie est évidente dans ces œuvres. Peut-être s'y est-il ajouté l'influence des pays nordiques : cette pratique devait être répandue dans les pays anglo-saxons, comme elle l'était dans les pays scandinaves, à en juger par les nombreux papiers découpés exécutés par Andersen, conservés à la Maison de l'écrivain. La mode du jeu de silhouettes, la clarté de l'atmosphère des îles Anglo-Normandes qui confère aux paysages une grande netteté de contours ont dû également jouer un rôle dans l'adoption par Hugo de ce procédé. C'était aussi renouer avec une pratique séculaire des enlumineurs, dont il arrive au poète de se réclamer.
Une grande variété technique

"La jolie cauchoise était à sa fenêtre. Il passa. Le gracieux profil regardait un peu de côté."
Dans ce carnet aujourd’hui démembré, Victor Hugo avait multiplié les applications de dentelles dont il interprétait les entrelacs avec la plus extrême fantaisie. Cette jolie cauchoise est peut-être le souvenir d’un visage entr’aperçu en voyage, à moins qu’il ne soit lié au souvenir de Léopoldine, devenue cauchoise par son mariage.
© Maison Vacquerie-Musée Victor Hugo, Villequier – Dept. 76. Cliché Yohann Deslandes
© Maison Vacquerie-Musée Victor Hugo, Villequier – Dept. 76. Cliché Yohann Deslandes
Les découpages sont d'une extrême variété ; sans doute les motifs architecturaux sont-ils les plus nombreux ; mais figurent aussi un voilier, des tombes, des lettres, des feuilles de papier, un motif héraldique... Il n'existe qu'une seule marine, comme si le découpage définissait un espace qui ne peut traduire l'océan. Les paysages sont rares : comme en photographie, Hugo « zoome » sur un objet précis.
Même diversité dans les matériaux employés, certains apportant des éléments ou indices pour la datation : programmes de concerts à Jersey, papier d'emballage, tract religieux, enveloppes réutilisées portant des cachets postaux, papier à dessin. Ils sont appliqués tantôt au fusain, tantôt à l'encre et aux barbes de plume ; on distingue souvent aussi l'emploi du crayon sous l'encre et le lavis.
Mais, si le pochoir implique l'idée de stencil et de reproduction quasi mécanique, en réalité, rares sont les exemples de pochoirs ayant servi plusieurs fois. Et, lorsque c'est le cas, la comparaison des œuvres issues du même découpage est riche d'enseignement. Leur utilisation est fantaisiste : la forme du découpage a pu subir de multiples variantes au moment de l'application ; certains ont été pliés ou employés par fragments ; ailleurs, l'espace en réserve a été extrêmement retravaillé. L'identification des découpages n'est donc pas toujours aisée.
Toutes ces œuvres étaient destinées à être offertes pour les étrennes, ou à l'occasion d'une visite, voire publiées, comme le projet de frontispice pour Les Orientales, tandis que les découpages demeurent dans les papiers de l'écrivain, tels les « copeaux » de ses œuvres littéraires. Enfin, le poète invente en quelque sorte les collages picturaux, en appliquant plusieurs pochoirs dans une même composition, ou en les combinant avec d'autres empreintes.
L'emploi des papiers découpés se poursuit au-delà des années d'exil dans les îles Anglo-Normandes : certains sont encore utilisés en 1871.
Les tâches, entre jeu de société et création informelle
Dès avant l'exil, le poète se livre à de vastes compositions de taches. En cette première moitié du 19e siècle, faire des taches puis les utiliser pour faire naître un dessin était aussi un jeu de société auquel avaient sacrifié d'autres auteurs comme Chateaubriand, notamment lors de son séjour à Wolsberg en août 1832. Valérie Masuyer, dame d’honneur de la reine Hortense, décrit le jeu en ces termes : « De la meilleure grâce du monde, il consentit même à se prêter à notre grande fantaisie de la mode actuelle des "taches d'encre". Élisa de Perrigny, Claire Parquin et moi en avons toutes réclamé. Il les faisait d'ailleurs avec autant d'amabilité que de rapidité ».

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Taches avec empreintes de doigts
Figurent ici des empreintes de doigt, appliquées sur la partie semi-circulaire laissée en blanc d’une page recouverte d’un lavis fuligineux. Ces empreintes ont été faites après le lavis, et quelques-unes chevauchent sur l’intersection du blanc et du noir.
Bibliothèque nationale de France
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Victor Hugo, lui aussi, en offre, comme l’indique une lettre à Paul Meurice du 21 décembre 1858 : « Auguste vous remettra le 1er janvier ma carte de visite quadruple, vous pourrez en faire quatre images pour votre exemplaire des Contemplations. C'est dans cette intention que j'ai fait ces quatre taches d'encre sur du papier. Si, en leur qualité de taches d'encre, elles poussaient trop au noir (par la faute du papier qui boit beaucoup) vous me le diriez et je vous les remplacerais ». Lors du voyage de 1863 au Luxembourg et sur les bords du Rhin, le 27 août, Victor Hugo note également cette anecdote dans son carnet : « À Cochem, j'ai fait en écrivant mon nom une tache sur le registre de l'aubergiste. Un Allemand a offert de cette goutte d'encre un thaller. Il demandait à la couper sur le papier. L'aubergiste, Paoli (Corse) a refusé. »
Cette recherche, qui s'est développée après les séances spirites de Jersey, est contemporaine des Klecksographien de Justinus Kerner : l'écrivain romantique allemand, qui s'intéressait aussi au spiritisme, pliait des morceaux de papier tachés d'encre, les dépliait ensuite, et la forme de la tache obtenue lui inspirait des écrits. Ces expériences préfigurent le test de Rorschach : le psychanalyste, lecteur du livre de Kerner, soumettait à ses patients des taches et interprétait leurs réponses.
Provenance
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Lien permanent
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