Le voyage, une source d'inspiration

Bibliothèque nationale de France
Lettre de Juliette Drouet à Victor Hugo
À cette date de l’été 1838, Juliette s’inquiète du voyage annuel qui ne se profile pas : "notre cher petit voyage annuel n’a ni pied, ni patte, ni roue pour se faire cette année-ci. Encore si nous avions le cabriolet de Jure ou de Pierre [...] ce ne serait que bonheur et que joie pour nous mais nous ne faisons plus de ces ravissantes excursions et les cabriolets, les pay(s)ages, le bonheur n’est plus qu’en peinture ainsi que vous le pouvez voir." En voyage, Victor Hugo et Juliette utilisent la diligence, la malle-poste (représentée ici) ; et inaugurent le chemin de fer en 1837.
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Le voyage, une source d'inspiration
C’est le voyage lui-même dans sa double dimension physique et imaginaire qui fait chez Hugo l’objet d’une idéalisation romantique :
"le voyageur a marché toute la journée, ramassant, relevant ou récoltant des idées, des chimères, des sensations, […] le soir venu, il entre dans une auberge, et pendant que le souper s’apprête, il demande une plume, de l’encre et du papier, il s’accoude à l’angle d’une table et il écrit."
À la manière du compagnon errant, "il voyage solitaire sans autre objet que de rêver beaucoup".

Pupitre de voyage de Victor Hugo
La mise en vente du mobilier et des objets appartenant à la famille au moment du départ en exil fit l’objet d’un Catalogue sommaire d’un bon mobilier, objets d’art et de curiosité... dont la vente publique aura lieu, pour cause de départ de M. Victor Hugo, rue de La Tour-d’Auvergne n° 37, les mardi 8 et mercredi 9 juin (1852)... Ce pupitre a fait partie de cette vente.
© PMVP
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Juju / Toto
Il n’y a pas de petit rôle dans une pièce de M. Victor Hugo, avait déclaré Juliette Drouet lorsque lui fut confié le rôle de la princesse Negroni dans Lucrèce Borgia. Phrase prémonitoire, puisque pendant un demi-siècle, elle allait en quelque sorte tenir le premier rôle dans l’existence de Victor Hugo. Cette caricature date de l’époque où Juliette Drouet et Mlle George jouaient toutes deux dans Marie Tudor.
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Certes, le voyage est une détente, une manière de "changer l'attitude de son esprit" comme Hugo l'écrit dans Le Rhin ou d'afficher "relâche" comme il dit dans Les Chansons des rues et des bois. Mais ce "laborieux fainéant" y est toujours en quête de tout ce qui pourra nourrir son imagination. Dessins, lettres ou carnets sont autant de notations que de transpositions.
1834-1837 : voyages dans le nord de la France et en Belgique

Lettre de Victor Hugo à sa femme
En se rendant en Belgique et dans le Nord de la France, Victor Hugo reprend la route de nombre de ses contemporains et amis qui l’y ont devancé, Sainte-Beuve, Michelet, Nerval et Théophile Gautier. Dans cette lettre, la cinquième qu’il adresse à sa femme Adèle depuis son départ, le poète décrit et dessine le beffroi de Mons. « Figure-toi une énorme cafetière flanquée au-dessous du ventre de quatre théières moins grosses. Ce serait laid si ce n’était pas grand. La grandeur sauve. »
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C'est à travers la Belgique, du 11 août au 13 septembre 1837, que se précise le goût de Hugo pour un art de la profusion. Hugo dessine une "extravagante arabesque" et accourt "partout où il y a une cathédrale, un hôtel de ville ou un Rubens". Après l'église Saint-Wulfrand d'Abbeville, où il a été frappé en 1835 par "le véritable fouillis de merveilleux petits détails", après Chartres (1836) "microscopique et gigantesque", après Fougères "complication inextricable de tours et tourelles", la chaire de Sainte-Gudule à Bruxelles lui apparaît comme un "poème […] prodigieusement rococo et prodigieusement beau". Cette "extravagance" – "le rococo n'est supportable que s'il est extravagant" – favorise l'exercice de l'imagination qui isole le détail caractéristique. Ainsi, en marge des lettres adressées à sa femme, apparaissent des croquis pittoresques. Les colliers des chevaux de Bruxelles y ont la forme d'une lyre, l'araignée est la clé de voûte des cathédrales. Ces "caricatures" se retrouveront tout au long de la carrière de Victor Hugo.
1838-1840 : voyages sur le Rhin

Lettre de Victor Hugo à sa femme
De tous le voyages accomplis par Victor Hugo, le voyage sur le Rhin fut le seul à avoir donné lieu à une publication. Roman épistolaire, il est principalement composé des lettres écrites, et parfois illustrées, par Victor Hugo à sa femme Adèle pendant les voyages avec Juliette Drouet de 1838 à 1840. Il mêle la fiction à la réalité dans cette cette œuvre poétique, non dépourvue de prises de positions politiques : « cet admirable fleuve laisse entrevoir à l’œil du poète comme à l’œil du publiciste, sous la transparence de ses flots, le passé et l’avenir de l’Europe. »
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C'est en réalité le voyage de 1840 qui est, avec plusieurs autres chapitres écrits à Paris, le noyau du livre. C'est aussi en cette occasion que l'on peut parler d'un véritable projet d'édition. En effet, Hugo tient pour la première fois un journal, sous forme de "lettres", destiné à la publication. Ce "journal", qui deviendra le manuscrit du Rhin, est précédé de notes prises sur un carnet de compte, où Hugo dessine également, et sur un album. Les dessins sont parfois topographiques, mais ils relèvent souvent de la fantaisie. Les "choses vues" deviennent des visions, les personnages des masques. Il est d'ailleurs assez difficile de faire la distinction entre les paysages réels et imaginaires. Plus qu'un livre de voyage à la manière de Dumas, Le Rhin est en grande partie le reflet de cette interpénétration de l'expérience et du fantasme.
1843 : voyages dans les Pyrénées et en Espagne
Comme pour celui sur le Rhin, le texte du voyage dans les Pyrénées est constitué par des notes d'albums rédigées sous forme de lettres fictives à un ami, à l'exception d'une seule effectivement adressée. Albums et carnets permettent de reconstituer l'itinéraire du voyageur, de Paris à Pasages (Espagne) en passant par Bayonne.

Carnet
Au cours du voyage de 1843, les notes ou ébauches de vers ensuite utilisées dans l’œuvre sont biffées. Les dessins, esquissés dans le carnet au crayon de graphite, sont souvent repris au lavis d’encre. La liasse des notes de ce voyage dans les Pyrénées est celle qui, parmi les papiers du poète, revêt la charge émotionnelle la plus intense : c’est sur le chemin du retour de ce voyage que Victor Hugo apprit la mort accidentelle de sa fille Léopoldine et de son mari Charles Vacquerie, à Villequier.
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Paysages du voyage aux Pyrénées
On notera la différence d’atmosphère qui peut régner d’un dessin à l’autre : tantôt transparence et extrême légèreté de l’air, tantôt opacité du lavis. Victor Hugo s’en explique ainsi dans une lettre à Léopoldine des 31 juillet et 1er août 1843 : "J’ai les yeux un peu malades, et puis sous ce beau ciel espagnol il fait depuis quatre jours beaucoup de brouillard, ce dont ces deux dessins se ressentent."
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L'impression du moment se nourrit de toutes les impressions similaires antérieures, comme dans ses précédents voyages. Ainsi, à Pasages, les formes bizarres des rochers éveillent-elles le souvenir des silhouettes fantasques des ormes, observées sur les routes du nord de la France. C'est ce que Hugo appelle "ma théorie de l'orme, ma théorie du grès" : une affirmation de l'unité de la nature, "le grès étant au règne minéral ce que l'orme est au règne végétal". Ces thèmes seront repris dans les dessins "fantastiques" et "fantasques", en 1856 et 1857, et jusque dans la description de "L'archipel de la Manche".

Demain dès l’aube
S’il paraît dans Les Contemplations en 1856, avec la date fictive du 3 septembre pour coïncider avec la veille du douloureux anniversaire de la mort de Léopoldine, ce très célèbre poème a été rédigé, en réalité, le 4 octobre 1847. Le poète avait quitté Paris en compagnie de Juliette le 30 septembre 1847 pour effectuer un voyage-pélerinage à la mémoire de Léopoldine, à Villequier où se trouvaient déjà Adèle et ses enfants. Le manuscrit montre un texte né d’un seul jet sans ratures et avec peu d’hésitations.
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Le jeu de l'observation, de l'imagination et de la mémoire intervient avec d'autant plus de force que le poète a séjourné en Espagne en 1811 et retrouve, au cours de ce voyage, les émotions de son enfance : "un enfant chante auprès de la mer qui murmure", déclame-il à Pasages. C'est sur le chemin du retour, après avoir vu l'île d'Oléron comme "un grand cercueil couché sur la mer", que le poète devait apprendre par les journaux, le 9 septembre, la mort de sa fille Léopoldine et de son mari, noyés près de Villequier. Sauf quelques excursions à Nemours et Montargis en 1844, Hugo ne quittera plus Paris que pour se rendre sur la tombe de sa fille, puis pour l'exil. Les voyages ne reprendront qu'en 1861.
1861-1870 : reprise des voyages

Carnet oblong, 15 août-20 septembre 1863
Ce carnet ne couvre qu’une partie de ce voyage au Luxembourg et sur les bords du Rhin qui s’achèvera en fait le 7 octobre. Riche de projets et d’ébauches pour La Légende des siècles, il réunit aussi des notes et dessins se rapportant au voyage ; comme ce rocher anthropomorphe portant la légende : "17 7bre (septembre) rocher sur la route de Pirmasens (au haut d’une montagne et très loin)". Ce même rocher fera l’objet de plusieurs dessins et sera évoqué dans Les Travailleurs de la mer.
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Désormais, chaque année de 1861 à 1870, l'exil guernesiais est entrecoupé de plusieurs mois passés sur le continent, en Belgique, en Hollande, au Luxembourg et dans la vallée du Rhin. Les "agendas de Guernesey" s’interrompent le temps de ces voyages, au profit de "feuilles de route" ou d’albums destinés à recevoir toutes les trouvailles qu’inspirent au poète ces moments de détente. Car ces séjours sont des moments d’intense création : achèvement de la rédaction des Misérables sur le champ de bataille de Waterloo, épisodes de L’Homme qui rit, poèmes des Chansons des rues et des bois, en même temps que dessins et lavis.

Carnet, années 1864-1865
Ce petit volume factice réunit notes et dessins des deux voyages effectués du 15 août au 26 octobre 1864 et du 28 juin au 30 octobre 1865, en Belgique et sur les bords du Rhin. Les dessins de voyage y abondent, tel celui-ci, fait dès les premiers jours, à Hampton court : "30 juin 1865/ Vieux pont-moulin/ de Hampton court/ avant sa/ réparation". Dans l’angle droit, une note amusée de Victor Hugo : "j’ai trouvé mon portrait dans la gare d’Ostende".
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Beffroi de Mons
A la différence du lavis sur le même sujet que Victor Hugo avait exécuté au cours d’un voyage en 1837, la ville est ici absente de la composition qui se focalise sur le beffroi dessiné avec la plus grande précision. On ne trouve aucune allusion à ce dessin ou à son sujet ni dans le carnet de voyage, ni dans la correspondance.
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Personnage sur une main et décor avec un buste entouré de fleurs
En 1863, le poète se rend, comme l’année précédente, au Luxembourg et sur les bords du Rhin, en compagnie de Juliette. De nombreux dessins de ce voyage figurent dans cet album. Cette page reproduit-elle des choses vues ? La partie droite évoque un trumeau, avec des guirlandes de fleurs telles que Victor Hugo en a introduit sur ses cadres. La partie gauche semble inspirée par le même goût du passage de microcosmes en macrocosmes que Victor Hugo ne cesse de manifester dans son œuvre littéraire comme dans son œuvre graphique.
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1871 : le séjour au Luxembourg
Après vingt ans d'exil, Victor Hugo rentre en France au lendemain de la proclamation de la république, le 5 septembre 1870. C'est en pleine Commune qu'ont lieu les obsèques de son fils Charles, décédé subitement, et Victor Hugo doit se rendre à Bruxelles pour régler une succession difficile. Expulsé par le gouvernement belge pour avoir offert l'asile aux communards, Hugo se réfugie au Luxembourg, où il séjourne quelques mois à Vianden. Il écrit "À qui la faute", achève la rédaction de L'Année terrible, et compose d'admirables lavis.
C'est pendant ce séjour au Luxembourg qu’apparaissent des compositions où le premier plan est tracé avec la plus grande précision, tandis que l’arrière-plan est noyé dans le lavis, et les contours rendus plus diffus.

Vianden à travers une toile d’araignée
"13 (août). J’ai dessiné sur mon livre de voyage la grande toile d’araignée à travers laquelle on aperçoit la ruine de Vianden comme un spectre. Vraie besogne d’un 13." La toile d’araignée a souvent inspiré Victor Hugo dans l’œuvre graphique comme dans l’œuvre littéraire : "J’aime l’araignée et j’aime l’ortie,/ Parce qu’on les hait ; /[...]/Parce qu’elles sont prises dans leur œuvre ; /Ô sort ! fatals nœuds ! " (Les Contemplations)
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Souvenir de Burscheid, 17 juillet 1871
À cette date, Victor Hugo note : « Excursion à Burscheid [...] Vieille forteresse féroce. Un burg. Tout le onzième siècle avec ses spectres qui sont maintenant des tours. J’ai dessiné la tour d’entrée où il y avait en 1865 deux femmes, la mère et la fille, réfugiées là comme deux orfraies. Le nid est resté terrible. Les femmes n’y sont plus. »
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Georges Hugo, dans Mon grand-père, a ainsi décrit la technique des dessins d’après l’exil :
Il jetait l’encre au hasard en écrasant la plume d’oie qui grinçait et crachait en fusées. Puis il pétrissait pour ainsi dire la tache noire qui devenait burg, lac profond ou ciel d’orage ; il mouillait délicatement de ses lèvres la barbe de sa plume et en crevait un nuage d’où tombait la pluie sur le papier humide ; ou bien il en indiquait précisément l’horizon. Il finissait alors avec une allumette de bois et dessinait de délicats détails d’architecture, fleurissant des ogives, donnant une grimace à une gargouille, mettant la ruine sur une tour et l’allumette entre ses doigts devenait burin.
De retour à Paris, Victor Hugo cesse de voyager. Il ne fera plus que des séjours plus au moins longs à Guernesey qui lui inspirent ses derniers lavis.
Provenance
Cet article provient du site Les Essentiels de la littérature (2015).
Lien permanent
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