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Ce fauteuil, bas,
large, à dossier arrondi formé de quatre lames de marbre
blanc nues et sans sculptures, assemblées par des chevrons de fer,
ayant pour siège une planche de chêne recouverte d'un coussin
de velours rouge, est exhaussé sur six degrés, dont deux
sont de granit et quatre de marbre blanc. Sur ce fauteuil, revêtu
des quatorze plaques byzantines dont je vous parlais tout à l'heure,
au haut d'une estrade de pierre à laquelle conduisaient ces quatre
marches de marbre blanc, la couronne en tête, le globe dans une
main et le sceptre dans l'autre, l'épée germanique au côté,
le manteau de l'empire sur les épaules, la croix de Jésus-Christ
au cou, les pieds plongeant au sarcophage d'Auguste, l’empereur Charlemagne
était assis dans son tombeau. Il est resté dans cette ombre,
sur ce trône et dans cette attitude, pendant trois cent cinquante-deux
ans, de 814 à 1166.
Ce fut donc en 1166 que Frédéric Barberousse, voulant avoir
un fauteuil pour son couronnement, entra dans ce tombeau, dont aucune
tradition n'a conservé la forme monumentale, et auquel appartenaient
les deux saintes portes de bronze adaptées aujourd'hui au portail.
Barberousse était lui-même un prince illustre et un vaillant
chevalier. Ce dut être un moment étrange et redoutable que
celui où cet homme couronné se trouva face à face
avec ce cadavre également couronné ; l’un, dans toute
la majesté de l’empire ; l’autre dans toute la majesté
de la mort. Le soldat vainquit l'ombre, le vivant déposséda
le trépassé. La chapelle garda le squelette, Barberousse
prit le fauteuil de marbre ; et de cette chaise où avait siégé
le néant de Charlemagne, il fit le trône où est venue
s'asseoir pendant quatre siècle la grandeur des empereurs.
Trente-six empereurs, en effet, y compris Barberousse, ont été
sacrés et couronnés sur ce fauteuil dans le Hochmunster
d'Aix-la-Chapelle. Ferdinand Ier fut le dernier ; Charles
Quint, l'avant-dernier. Depuis, le couronnement des empereurs d'Allemagne
s'est fait à Francfort.
Le Rhin,
lettre neuvième
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Par la magie d’un imparfait ("était
assis") qui dure trois siècles et demi, la description minutieuse
se transforme en large fresque historique où la mémoire
prend son essor. Mais cette solennelle méditation impériale
"retombe" brusquement à un niveau anecdotique : "Mon guide,
qui me donnait tous les détails, est un ancien soldat […]. Cet
homme qui parle aux passants de Charlemagne est plein de Napoléon.
De là, à son insu même, je ne sais quelle grandeur
dans ses paroles", grandeur qui crée un jeu de miroir entre l’anecdotique
et le sublime. Enfin, une chose "entendue" vient tout aussi brusquement
déplacer le texte vers un registre bouffon :
"Son ignorance militaire
des choses ecclésiastiques m’avait fait sourire plus d’une fois
pendant le cours de cette visite, notamment dans le chœur lorsqu’il me
montrait les stalles en me disant avec gravité : voici les
places des chamoines. – Ne pensez-vous pas que cela doive s’écrire
chats-moines ?"
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