L'expérience spirite à Jersey

 

Maison que l'on disait hantée, plage visitée par des fantômes, à Jersey, le décor était planté pour faire bon accueil à la l'épidémie spirite qui, venue des États-Unis, ne cessait de se répandre en Europe.

 


Delphine de Girardin, l'initiatrice

Arrivée à Marine Terrace le 6 septembre 1853, Delphine de Girardin initie le cercle hugolien au spiritisme. La première tentative se déroule dès le 7 septembre, mais se solde par un échec : aucune révélation de la Table, des assistants peu désireux d'être distraits de leurs objectifs antibonapartistes. L'achat d'une petite table à trépied n'améliore guère les choses. Le 11 septembre, enfin, tressaillement de la Table : les premières révélations bouleversent l'assistance persuadée que c'est Léopoldine qui s'exprime par la Table.
   


Quel que soit mon peu de sympathie et d'affinité avec les esprits, pour peu que ton commerce avec l'autre monde continue, je serai forcée de me joindre à eux pour avoir la chance de te voir quelquefois. [...] Quant à vos diableries j'y vois pour l'avenir plus d'inconvénient que de plaisir, quelles que soient d'ailleurs vos convictions personnelles et collectives. Je m'explique mal, mais je sens que ce passe-temps a quelque chose de dangereux pour la raison, s'il est sérieux, comme je n'en doute pas de ta part, et d'impie, pour peu qu'il s'y mêle la moindre supercherie.

Lettre de Juliette Drouet à Victor Hugo, 14 septembre 1853

    

 

Le départ de Delphine de Girardin ne calme pas l'enthousiasme des nouveaux initiés ; seule demeure inflexible Juliette Drouet.

 


La Table dicte jusqu'à 4 000 mots

Les séances vont se poursuivre pendant près de deux ans, d'abord selon cette technique : on utilise un guéridon à trépied posé sur une table. Deux participants mettent leurs mains à plat sur la Table qui dicte son message, lettre à lettre, au moyen de frappements : un pour A, deux pour B, etc. ; aux questions, la Table répond en frappant un coup pour oui, deux coups pour non. Un des participants note questions et réponses sur le Livre des Tables.
   

 
   

C'étaient d'épuisantes soirées, quand on songe que la Table pouvait dicter quatre mille mots ! Aussi une autre méthode fut-elle proposée : les lettres de l'alphabet seraient inscrites sur un cadran muni au centre d'une aiguille que les esprits feraient tourner. Les assistants inscriraient la lettre devant laquelle l'aiguille s'arrêterait. Refus de la Table. En revanche, à sa demande, les participants ont recours à une table à trépied, dont l'un des pieds est muni d'un crayon. De là, les dessins spirites.

Viennent tour à tour s'exprimer Machiavel, Rousseau, Shakespeare, le Lion d'Androclès, le Drame... André Chénier donne une suite à ses poèmes, car la Table dicte en vers ou en prose. La convergence entre les propos de la Table et l'œuvre de Hugo est telle que le poète doit bientôt protéger sa création, renonçant à assister à une séance où Shakespeare dicte un drame proche de La Forêt mouillée qu'il a alors en chantier. La Table demande à Hugo de reprendre la rédaction des Misérables, d'écrire un poème : ce sera "Ce que dit la bouche d'ombre".

 


Désaffection du clan Hugo

 

 

À partir de septembre 1854, date de rédaction de ce poème, Victor Hugo, ayant fait sienne la doctrine de la Table, n'attend plus rien de ses révélations. Les séances s'espacent, pour cesser définitivement peu avant le départ pour Guernesey, l'un des participants, le frère du Dr Allix, ayant de plus sombré dans la folie.
   

 

   





Lors de ces séances, Charles Hugo est reconnu pour avoir "un torrent de fluide". Comme l'ont montré Jean et Sheila Gaudon, la psychanalyse contribue à expliquer ce phénomène : il y a là revanche inconsciente d'un fils écrasé par un père génial. Charles médium "a le pouvoir de tout dire, la faculté admirable d'être, le temps d'une absence, le prophète d'une poésie qui n'est pas encore née". La période spirite à Jersey, en effet, évoque "l'époque des sommeils", l'écriture automatique des surréalistes.

 

 

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