L'idiome de la Manche

 

L'archipel normand parle français, avec quelques variantes comme on voit. Paroisse se prononce paresse. On a "un mâ à la gambe qui n'est pas commun". "Comment vous portez-vous ?" Petitement. Moyennement. Tout à l'aisi. C'est-à-dire : mal, pas mal, bien. Être triste, c'est "avoir les esprits bas" ; sentir mauvais, c'est avoir "un mauvais sent" ; causer du dégât, c'est "faire du ménage" ; balayer sa chambre, laver sa vaisselle, etc., c'est "picher son fait" ; le baquet, souvent plein d'immondices, c'est le "bouquet". On n'est pas ivre, on est "bragi". On n'est pas mouillé, on est "mucre". Être hypocondriaque, c'est avoir des "fixes". Une fille est une "hardelle", un tablier est un "devantier", une nappe est un "doublier", une robe est un "dress", une poche est une "pouque", un tiroir est un "haleur", un chou est une "caboche", une armoire est une "presse", un cercueil est un "coffre à mort", les étrennes sont des "irvières", la chaussée est la "cauchie", un masque est un "visagier", les pilules sont des "boulets". Bientôt, c'est "bien dupartant". La halle est peu garnie, la denrée est rare ; le poisson et les légumes sont "écarts". Les pommes de terre de l'espèce précoce sont à Guernesey temprunes et à Jersey heurives. Plaider, bâtir, voyager, tenir maison, avoir table ouverte, donner des fêtes, c'est coûtageux (en Belgique, et dans la Flandre française, frayeux). Une fille ne se laisse pas embrasser de peur de revenir chez ses parents bouquie (ébouriffée, décoiffée). Noble est un des mots les plus usités dans ce français local. Toute chose réussie est un "noble train". Une cuisinière rapporte du marché un "noble quartier de veau". Un canard bien nourri est "un noble pirot". Une oie grasse est "un noble picot". La langue judiciaire et légale a, elle aussi, l'arrière-goût normand. Un dossier de procès, une requête, un projet de loi, sont "logés au greffe". Un père qui marie sa fille ne lui doit rien "pendant qu'elle est couverte de mari".
Aux termes de la coutume normande, une fille non mariée, qui est grosse, désigne le père de son enfant dans la population. Elle le choisit quelquefois un peu. Cela n'est pas sans quelque inconvénient.
Le français que parlent les anciens habitants de l'archipel n'est peut-être pas tout à fait de leur faute.
Il y a une quinzaine d'années, plusieurs Français arrivèrent à Jersey, nous venons d'indiquer ce détail. (Disons-le en passant, on ne comprenait pas bien pourquoi ils avaient quitté leur pays ; quelques habitants les appelaient ces biaux révoltés.) Un de ces Français reçut la visite d'un vieux professeur de langue française, établi depuis longtemps, disait-il, dans le pays. C'était un Alsacien, accompagné de sa femme. Il montrait peu d'estime pour le français normand qui est l’idiome de la Manche. En entrant il s’écria : "J’ai pien te la beine à leur abrendre le vranzais. On parle ici badois.
– Comment badois ?
– Oui, badois.
– Ah ! patois ?
– C’est ça, badois."
Le professeur continua ses plaintes sur le "badois" normand. Sa femme lui ayant adressé la parole, il se tourna vers elle et lui dit : "Ne me vaites bas ici te zènes gonchicales."

 

 

Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer
Extrait du texte intégral sur Gallica.