Portrait de Clubin

 

Debout sur la Durande naufragée, il croisa les bras, savourant cet abandon dans les ténèbres.
L'hypocrisie avait pesé trente ans sur cet homme. Il était le mal et s'était accouplé à la probité. Il haïssait la vertu d'une haine de mal marié. Il avait toujours eu une préméditation scélérate ; depuis qu'il avait l'âge d'homme, il portait cette armature rigide, l'apparence. Il était monstre en dessous ; il vivait dans une peau d'homme de bien avec un cœur de bandit. Il était le pirate doucereux. Il était le prisonnier de l'honnêteté ; il était enfermé dans cette boîte de momie, l'innocence ; il avait sur le dos des ailes d'ange, écrasantes pour un gredin. Il était surchargé d'estime publique. Passer pour honnête homme, c'est dur. Maintenir toujours cela en équilibre, penser mal et parler bien, quel labeur ! Il avait été le fantôme de la droiture, étant le spectre du crime. Ce contresens avait été sa destinée. Il lui avait fallu faire bonne contenance, rester présentable, écumer au-dessous du niveau, sourire ses grincements de dents. La vertu pour lui, c'était la chose qui étouffe. Il avait passé sa vie à avoir envie de mordre cette main sur sa bouche.
Et, voulant la mordre, il avait dû la baiser.

   

 

   
 

Avoir menti, c'est avoir souffert. Un hypocrite est un patient dans la double acception du mot ; il calcule un triomphe et endure un supplice. La préméditation indéfinie d'un mauvais coup accompagnée et dosée d'austérité, l'infamie intérieure assaisonnée d'excellente renommée, donner continuellement le change, n'être jamais soi, faire illusion, c'est une fatigue. Avec tout ce noir qu'on broie en son cerveau composer de la candeur, vouloir dévorer ceux qui vous vénèrent, être caressant, se retenir, se réprimer, toujours être sur le qui-vive, se guetter sans cesse, donner bonne mine à son crime latent, faire sortir sa difformité en beauté, se fabriquer une perfection avec sa méchanceté, chatouiller du poignard, sucrer le poison, veiller sur la rondeur de son geste et sur la musique de sa voix, ne pas avoir son regard, rien n'est plus difficile, rien n'est plus douloureux. L'odieux de l'hypocrisie commence obscurément dans l'hypocrite. Boire perpétuellement son imposture est une nausée. La douceur que la ruse donne à la scélératesse répugne au scélérat, continuellement forcé d'avoir ce mélange dans la bouche, et il y a des instants de haut-le-cœur où l'hypocrite est sur le point de vomir sa pensée. Ravaler cette salive est horrible. Ajoutez à cela le profond orgueil. Il existe des minutes bizarres où l'hypocrite s'estime. Il y a un moi démesuré dans le fourbe. Le ver a le même glissement que le dragon, et le même redressement. Le traître n'est autre chose qu'un despote gêné qui ne peut faire sa volonté qu'en se résignant au deuxième rôle. C'est de la petitesse capable d'énormité. L'hypocrite est un titan, nain.

 

 

Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer
Extrait du texte intégral sur Gallica.