Empreintes

   
 

C'est comme une chasse. L'appareil est des plus sommaires. Il consiste en trois ou quatre tables - deux supportent chacune un verre, ou, je le préfère, une feuille de rhodoïd épais - un livre d'encre de Chine, quelques certaines de feuilles d'un bon papier offset dont se servent les imprimeurs. C'est un papier assez lisse, et fabriqué sans beaucoup de colle, donc bien prêt à recevoir l'empreinte: imprimer, imprégner, c'est le même règne.
Sur une troisième table une pile de feuilles de ce papier. Quelquefois je les utiliserai sèches, plus souvent je les mouillerai. Il faut pour cela un gros pinceau du genre queue-de-morue, avec un seau d'eau à portée. Tout doit être bien préparé en vue de pouvoir agir vite une fois le travail démarré. Il est utile, on le verra, d'opérer très prestement.
Sur ma feuille de rhodoïd j'étends de l'encre, en nappe uniforme. Je le fais avec un pinceau de poil fin et doux, du petit-gris je crois, large de quatre doigts, qu'on appelle spalter à glacer. Je peux là-dessus jeter de petites choses, seulement pour voir. Dans la première séquence de ces travaux, à la fin de 1953 (la seconde se fit à Vence au début de 1955 et la troisième a lieu maintenant et motive ce mémoire), j'usais pour cela d'abord de balayures recueillies dans la chambre de couture de ma femme, riches en bouts de fil et menus débris mêlés de poussière, puis aussi d'ingrédients divers pris à la cuisine tels que sel fin ou sucre en poudre, semoule ou tapioca. Certains éléments végétaux empruntés aux légumes, et que j'allais le matin chercher aux Halles dans les tas d'immondices, me furent parfois de bon profit. Plus tard je fis aussi toutes sortes d'expériences en m'aidant de feuilles mortes, de poignées de brins d'herbe et de mille autres choses, après quoi je pris conscience que les moyens les plus simples et les plus pauvres sont les plus féconds en surprises et opérai sans tous ces recours. Tout au plus parsemer quelquefois mon encre de quelques grains de sable ou de poussière. J'ai toujours bien aimé, c'est une espèce de vice, ne mettre en œuvre de matériaux que les plus communs, ceux auxquels on ne songe pas d'abord parce qu'ils sont trop vulgaires et proches et nous paraissent impropres à quoi que ce soit. J'aime à proclamer que mon art est une entreprise de réhabilitation des valeurs décriées. C'est aussi que de ces éléments, qui d'être si répandus sont habituellement par cela même soustraits aux regards, je suis plus curieux que de tous autres. Les voix de la poussière, l'âme de la poussière, elles m'intéressent bien des fois plus que la fleur, l'arbre ou le cheval car je les pressens plus étranges. La poussière est un être si différent de nous. Et déjà cette absence de forme définie... on voudrait se changer en arbre, mais se changer en poussière - en quelque être ainsi continu - serait tellement plus tentant. Quelle expérience ! Quelle information !

 
 

Extrait de Dubuffet, L'homme du commun à l'ouvrage, "Prospectus et tous écrits suivants".
Paris, Gallimard, collection Folio-Essais, 1991