Effacer du monde le "signe spécial et éternel de la barbarie"


Pour Hugo, l'Histoire est un combat toujours renaissant entre la civilisation et la barbarie. Le progrès, idée centrale au XIXe siècle, consiste pour lui à faire régner, dans tous les domaines, plus de raison, plus de culture, plus d'humanité. Soutenir ou accepter la peine de mort, c'est toujours choisir le passé et la peur plutôt que l'avenir et l'espoir.

Civilisation et barbarie
La France, pays des Lumières et de la Révolution, devrait être, pour Hugo, le modèle des nations civilisées. C'est pourquoi la peine de mort, trace inacceptable de la violence des temps anciens, y est selon lui plus odieuse qu'ailleurs.
  


"Messieurs, une Constitution, et surtout une Constitution faite par la France et pour la France, est nécessairement un pas dans la civilisation. Si elle n'est point un pas dans la civilisation, elle n'est rien. (Très bien! très bien !)
Eh bien, songez-y, qu'est-ce que la peine de mort ? La peine, de mort est le signe spécial et éternel de la barbarie. (Mouvement.) Partout où la peine de mort est prodiguée, la barbarie domine ; partout où la peine de mort est rare la civilisation règne. (Sensation.)"
  
Discours du 15 septembre 1848 à l'Assemblée constituante

Le maître mot de la civilisation, selon Hugo, c'est "l'inviolabilité" (c'est-à-dire le respect absolu) de la vie humaine. Or, nombreux sont ceux qui jugent que la peine de mort devient légitime dans des cas particuliers, lorsque l'ordre public est menacé, par exemple. Victor Hugo, lui, s'oppose fermement à cette idée : aucune circonstance ne justifie que la justice cède à la violence et à la colère. Il faut juger avec équité et modération même nos pires ennemis.


"Quand il s'agit de juger un ennemi, mettons-nous en garde contre les consentements furieux de la foule et contre les acclamations de notre propre parti ; examinons autour de nous l'état de rage, qui est un état de folie ; ne nous laissons pas pousser même vers les sévérités que nous souhaitons ; craignons la complaisance de la colère publique."
  
Lettre du 5 novembre 1871 à l'avocat d'un jeune communard condamné à mort

Cette règle absolue, Victor Hugo tient à la respecter lui-même. Adversaire politique acharné de Napoléon III, qui fait exécuter ses ennemis vaincus, qui l'a contraint lui-même à un long exil, il écrit contre lui des pages d'une rare violence. Pourtant, il se refuse à souhaiter sa mort.  
  



"Lorsque la trahison, sa complice livide,
Vient et frappe à sa porte, il fait signe d'ouvrir ;
Il est le fratricide ! il est le parricide !
Peuples, c'est pour cela qu'il ne doit pas mourir !

Gardons l'homme vivant. Oh ! châtiment superbe !
Oh ! S'il pouvait un jour passer par le chemin,
Nu, courbé, frissonnant, comme au vent tremble l'herbe,
Sous l'exécration de tout le genre humain !"
  
Les Châtiments, livre IV

"[…] nous les exilés, nous les victimes, nous abjurons, au jour inévitable et prochain du grand dénouement révolutionnaire, nous abjurons toute volonté, tout sentiment, toute idée de représailles sanglantes ! Les coupables seront châtiés, certes, tous les coupables, et châtiés sévèrement, il le faut ; mais pas une tête ne tombera ; pas une goutte de sang, pas une éclaboussure d'échafaud ne tachera la robe immaculée de la république de Février. La tête même du brigand de décembre sera respectée avec horreur par le progrès."
  
Discours sur la tombe de l'exilé Jean Bousquet à Jersey


L'affaire Tapner
En exil sur l'île anglo-normande de Guernesey, qui dépend de l'Angleterre, Hugo n'abandonne pas son combat, au risque de se faire remarquer par les autorités locales. Si les proscrits français sont bien accueillis, on attend d'eux une certaine discrétion. Tout au contraire, en 1854, Hugo prend fait et cause pour le Guernesiais John Charles Tapner, condamné à la pendaison pour avoir cambriolé et incendié une maison après avoir tué sa propriétaire.
   


"Peuple de Guernesey,
C'est un proscrit qui vient à vous.
C'est un proscrit qui vient vous parler pour un condamné. L'homme qui est dans l'exil tend la main à l'homme qui est dans le sépulcre. Ne le trouvez pas mauvais, et écoutez-moi."
  
Lettre aux habitants de Guernesey, 1854

Sur cette île paisible, les exécutions sont rares. En écrivant une lettre ouverte aux habitants de Guernesey, Hugo espère susciter parmi eux un mouvement de clémence, afin d'obtenir des autorités la prison plutôt que la mort.


"Peuple de pêcheurs, bons et vaillants hommes de la mer, ne laissez pas mourir cet homme. Ne jetez pas l'ombre d'une potence sur votre île charmante et bénie. N'introduisez pas dans vos héroïques et incertaines aventures de mer cet élément de malheur."
  
Lettre aux habitants de Guernesey, 1854

La cause est pourtant délicate, puisqu'en laissant pendre Tapner, les habitants peuvent avoir le sentiment de défendre leur sécurité et celle de leurs biens. Pour les convaincre, il faut se placer à un autre niveau.


"Mais qu'importe ! pour moi cet assassin n'est plus un assassin, cet incendiaire n'est plus un incendiaire, ce voleur n'est plus un voleur ; c'est un être frémissant qui va mourir. Le malheur le fait mon frère. Je le défends."
  
Lettre aux habitants de Guernesey, 1854


Pétitions, réunions, courriers : la mobilisation s'organise sur l'île. Lord Palmerston, secrétaire d'État à l'Intérieur, accorde un délai. Mais peu après, Tapner est malgré tout pendu. Est-ce pour ne pas faire triompher publiquement un ennemi aussi déclaré du pays voisin ? Plein d'amertume et de tristesse, le 15 février 1854, Hugo écrit une longue lettre au dignitaire anglais (consultable intégralement sur Gallica).

Mais le même jour, dans les pages d'un carnet de notes, c'est un message bien plus acerbe (et bien plus drôle) qu'il écrit à l'intention du même personnage :


"À L. Palmerston
Vous pendez cet homme, monsieur. Fort bien. Je vous fais mon compliment. Un jour, il y a quelques années de cela, je dînai avec vous. Vous l'avez, je suppose, oublié ; moi, je m'en souviens. Ce qui me frappa en vous, c'était la façon rare dont votre cravate était mise. On me dit que vous étiez célèbre par l'art de faire votre nœud. Je vois que vous savez aussi faire le nœud d'autrui."
  
Choses vues, 15 février 1854

Mais le combat perdu à Guernesey n'a pas été mené en vain. Contre toute attente, c'est au Québec que Hugo sera entendu :


"Il y a huit ans, à Guernesey, en 1854, un homme nommé Tapner fut condamné au gibet ; j'intervins, un recours en grâce fut signé par six cents notables de l'île, l'homme fut pendu ; maintenant, écoutez : quelques-uns des journaux d'Europe qui contenaient la lettre écrite par moi aux Guernesiais pour empêcher le supplice arrivèrent en Amérique à temps pour que cette lettre pût être reproduite utilement par les journaux américains ; on allait pendre un homme à Québec, un nommé Julien ; le peuple du Canada considéra avec raison comme adressée à lui-même la lettre que j'avais écrite au peuple de Guernesey, et, par un contrecoup providentiel, cette lettre sauva, passez-moi l'expression, non Tapner qu'elle visait, mais Julien qu'elle ne visait pas. Je cite ces faits ; pourquoi ? parce qu'ils prouvent la nécessité de persister."
  
Lettre à M. Bost, pasteur à Genève, 1862



Un combat à l'échelle du monde

Victor Hugo a tenté de sauver la vie de condamnés près de chez lui : sur les barricades de Paris, sur l'île où il résidait en exil... Mais il n'a pas pour autant ménagé ses efforts pour faire progresser l'abolition de la peine de mort dans le monde entier. Sa correspondance témoigne des liens qu'il entretenait à ce sujet avec des journalistes, des avocats, des hommes politiques de nombreux pays. On y mesure également la large influence que ses écrits et ses discours ont pu avoir, même à l'étranger : à la fin de sa vie, il est devenu l'un des porte-parole les plus reconnus de cette cause dans le monde.
   


"Vous me remettez, au nom de votre libre République, un exemplaire de votre Constitution. Votre Constitution abolit la peine de mort, et vous voulez bien m'attribuer une part dans ce magnifique progrès. Je remercie avec une émotion profonde la République des États-Unis de Colombie.
En abolissant la peine de mort, elle donne un admirable exemple. Elle fait un double pas, l'un vers le bonheur, l'autre vers la gloire.
La grande voie est ouverte. Que l'Amérique marche, l'Europe suivra.
Transmettez, monsieur l'envoyé extraordinaire, l'expression de ma reconnaissance à vos nobles et libres concitoyens, et recevez l'assurance de ma haute considération."
  
Lettre à Antonio-Maria Padilla, ministre de la République de Colombie, 20 juin 1863

"Votre noble lettre me fait battre le cœur.
Je savais la grande nouvelle. Il est doux d'en recevoir par vous l'écho sympathique.
Non, il n'y a pas de petits peuples.
Il y a de petits hommes, hélas ! […]
Le Portugal vient d'abolir la peine de mort.
Accomplir ce progrès, c'est faire le grand pas de la civilisation.
Dès aujourd'hui, le Portugal est à la tête de l'Europe.
Vous n'avez pas cessé d'être, vous Portugais, des navigateurs intrépides. Vous allez en avant , autrefois dans l'océan, aujourd'hui dans la vérité. Proclamer des principes, c'est plus beau encore que de découvrir des mondes.
Je crie : Gloire au Portugal, et à vous : Bonheur !
Je presse votre cordiale main."
  
Lettre à Pedro de Brito Aranha, 15 juillet 1867

Les progrès de l'abolition dans le monde occupent une place importante dans les notes personnelles d'Hugo sur les événements de son temps :


"Peine de mort. – 1868

Février. États-Unis. Kentucky. Exécution d'une petite fille de treize ans par la potence.
Le canton de Fribourg (catholique) rétablit la peine de mort.
En Suède, une commission législative ad hoc a voté de proposer l'abolition de l'échafaud.

Républiques
Au Mexique, mort abolie mai 1868.
En Saxe, en voie d'abolition."
  
Choses vues, 1868