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Témoin, dès
son enfance, d'exécutions et de supplices en Espagne comme en France,
Victor Hugo met très vite son indignation au service d'une dénonciation
publique de la peine capitale. Ce parcours qui fut le sien, de l'émotion
à la mobilisation, c'est aussi celui qu'il propose à ses lecteurs,
aux auditeurs de ses discours. Le public, majoritairement indifférent ou favorable à l'application de la peine de mort, doit être gagné par des arguments convaincants ; mais il faut d'abord toucher ses sentiments. Émouvoir, faire réfléchir, faire agir : trois objectifs qui se combinent dans les écrits de Victor Hugo sur la peine de mort, qu'il s'agisse d'uvres de fiction, d'essais politiques ou de discours militants. Montrer la guillotine Quatrevingt-treize, publié en 1873, est un roman historique ayant pour cadre les sanglants événements de 1793. Lorsque s'ouvre le dernier chapitre, Gauvain, un jeune aristocrate passé du côté des révolutionnaires, vient d'être condamné à mort pour avoir fait évader de prison son oncle, un chef royaliste. Quatrevingt-treize est disponible intégralement sur Gallica. |
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Mettre en évidence la barbarie du spectacle
1851 : Charles, le fils du poète, comparaît en cour d'assises pour "outrage aux lois". Rédacteur du journal L'Événement, il a fait paraître un article protestant contre une exécution. Victor Hugo plaide lui-même pour la défense de son fils devant le tribunal, et choisit de s'attaquer au principe même de la peine capitale. |
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"Quoi ! un homme, un condamné, un misérable homme est traîné un matin sur une de nos places publiques ; là, il trouve l'échafaud. Il se révolte, il se débat, il refuse de mourir. Il est tout jeune encore, il a vingt-neuf ans à peine... Mon Dieu ! je sais bien qu'on va me dire : C'est un assassin ! Mais écoutez ! Deux exécuteurs le saisissent, il a les mains liées, les pieds liés, il repousse les deux exécuteurs. Une lutte affreuse s'engage. Le condamné embarrasse ses pieds garrottés dans l'échelle patibulaire, il se sert de l'échafaud contre l'échafaud. La lutte se prolonge, l'horreur parcourt la foule. Les exécuteurs, la sueur et la honte au front, pâles, haletants, terrifiés, désespérés désespérés, de je ne sais quel horrible désespoir , courbés sous cette réprobation publique qui devrait se borner à condamner la peine de mort et qui a tort d'écraser l'instrument passif, le bourreau (Mouvement.), les exécuteurs font des efforts sauvages. Il faut que force reste à la loi, c'est la maxime. L'homme se cramponne à l'échafaud et demande grâce. Ses vêtements sont arrachés, ses épaules nues sont en sang ; il résiste toujours. Enfin après trois quarts d'heure, trois quarts d'heure ! [ ] agonie pour le peuple qui est là autant que pour le condamné, après ce siècle d'angoisse, messieurs les jurés, on ramène le misérable à la prison. Le peuple respire. Le peuple qui a des préjugés de vieille humanité, et qui est clément parce qu'il se sent souverain, le peuple croit l'homme épargné. Point. La guillotine est vaincue, mais elle reste debout. Elle reste debout tout le jour, au milieu d'une population consternée. Et, le soir, on prend un renfort de bourreaux, on garrotte l'homme de telle sorte qu'il ne soit plus qu'une chose inerte, et, à la nuit tombante, on le rapporte sur la place publique, pleurant, hurlant, hagard, tout ensanglanté, demandant la vie, appelant Dieu, appelant son père et sa mère, car devant la mort cet homme était redevenu un enfant. (Sensation.) On le hisse sur l'échafaud, et sa tête tombe ! Et alors un frémissement sort de toutes les consciences. Jamais le meurtre légal n'avait apparu avec plus de cynisme et d'abomination. Chacun se sent, pour ainsi dire, solidaire de cette chose lugubre qui vient de s'accomplir, chacun sent au fond de soi ce qu'on éprouverait si l'on voyait en pleine France, en plein soleil, la civilisation insultée par la barbarie. C'est dans ce moment-là qu'un cri échappe à la poitrine d'un jeune homme, à ses entrailles, à son cur, à son âme, un cri de pitié, un cri d'angoisse, un cri d'horreur, un cri d'humanité ; et ce cri, vous le puniriez ! Et, en présence des épouvantables faits que je viens de remettre sous vos yeux, vous diriez à la guillotine : Tu as raison ! et vous diriez à la pitié, à la sainte pitié : Tu as tort ! Cela n'est pas possible, messieurs les jurés. (Frémissement d'émotion dans l'auditoire.)"
Hugo fait appel à
la sensibilité de son public ; mais il l'invite aussi à
analyser, à comprendre le phénomène qu'il condamne.
Une exécution ne fait pas seulement naître le rejet ou le
dégoût, elle provoque chez nombre de spectateurs un plaisir
ambigu et inavouable. "Il y a au fond des hommes un sentiment étrange qui les pousse, ainsi qu'à des plaisirs, au spectacle des supplices. Ils cherchent avec un horrible empressement à saisir la pensée de la destruction sur les traits décomposés de celui qui va mourir, comme si quelque révélation du ciel ou de l'enfer devait apparaître, en ce moment solennel, dans les yeux du misérable ; comme pour voir quelle ombre jette l'aile de la mort planant sur une tête humaine, comme pour examiner ce qui reste d'un homme quand l'espérance l'a quitté. Cet être, plein de force et de santé, qui se meut, qui respire, qui vit, et qui, dans un moment, cessera de se mouvoir, de respirer, de vivre, environné d'êtres pareils à lui, auxquels il n'a rien fait, qui le plaignent tous, et dont nul ne le secourra [ ], cette vie que la société n'a pu donner, et qu'elle prend avec appareil, toute cette cérémonie imposante du meurtre judiciaire, ébranlent vivement les imaginations. Condamnés tous à mort avec des sursis indéfinis, c'est pour nous un objet de curiosité étrange et douloureuse que l'infortuné qui sait précisément à quelle heure son sursis doit être levé."
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Le Dernier Jour d'un condamné
(consultable
sur Gallica)
En 1827, Victor Hugo n'a que vingt-cinq ans. Il se décide à communiquer son indignation face à la peine de mort en écrivant un récit d'un genre nouveau. Le Dernier Jour d'un condamné est en effet le journal qu'un jeune condamné aurait pu écrire, sachant qu'il ne lui restait plus que vingt-quatre heures à vivre. Au roman publié en 1829, l'auteur ajoute en 1832 une célèbre préface dans laquelle il se prononce pour l'abolition. Qui est le condamné ? Quel crime a-t-il commis ? Peu importe. Le livre d'Hugo contraint son lecteur à regarder en face les "mauvaises actions de la loi". |
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"Tout à coup le président, qui n'attendait que l'avocat, m'invita à me lever. La troupe porta les armes ; comme par un mouvement électrique, toute l'assemblée fut debout au même instant. Une figure insignifiante et nulle, placée à une table au-dessous du tribunal, c'était, je pense, le greffier, prit la parole, et lut le verdict que les jurés avaient prononcé en mon absence. Une sueur froide sortit de tous mes membres ; je m'appuyai au mur pour ne pas tomber. Avocat, avez-vous quelque chose à dire sur l'application de la peine ? demanda le président. J'aurais eu, moi, tout à dire, mais rien ne me vint. Ma langue resta collée à mon palais. Le défenseur se leva. Je compris qu'il cherchait à atténuer la déclaration du jury, et à mettre dessous, au lieu de la peine qu'elle provoquait, l'autre peine, celle que j'avais été si blessé de lui voir espérer.) Il fallut que l'indignation fût bien forte, pour se faire jour à travers les mille émotions qui se disputaient ma pensée. Je voulus répéter à haute voix ce que je lui avais déjà dit : Plutôt cent fois la mort ! Mais l'haleine me manqua, et je ne pus que l'arrêter rudement par le bras, en criant avec une force convulsive : Non ! Le procureur général combattit l'avocat, et je l'écoutai avec une satisfaction stupide. Puis les juges sortirent, puis ils rentrèrent, et le président me lut mon arrêt. Condamné à mort ! dit la foule ; et, tandis qu'on m'emmenait, tout ce peuple se rua sur mes pas avec le fracas d'un édifice qui se démolit. Moi, je marchais, ivre et stupéfait. Une révolution venait de se faire en moi. Jusqu'à l'arrêt de mort, je m'étais senti respirer, palpiter, vivre dans le même milieu que les autres hommes ; maintenant je distinguais clairement comme une clôture entre le monde et moi. Rien ne m'apparaissait plus sous le même aspect qu'auparavant. Ces larges fenêtres lumineuses, ce beau soleil, ce ciel pur, cette jolie fleur, tout cela était blanc et pâle, de la couleur d'un linceul. Ces hommes, ces femmes, ces enfants qui se pressaient sur mon passage, je leur trouvais des airs de fantômes. Au bas de l'escalier, une noire et sale voiture grillée m'attendait. Au moment d'y monter, je regardai au hasard dans la place. Un condamné à mort ! criaient les passants, en courant vers la voiture. À travers le nuage qui me semblait s'être interposé entre les choses et moi, je distinguai deux jeunes filles qui me suivaient avec des yeux avides. Bon, dit la plus jeune en battant des mains, ce sera dans six semaines !"
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À l'époque, les exécutions se font en public, à Paris sur la place de Grève (aujourd'hui place de l'Hôtel de Ville), à quatre heures de l'après-midi. Annoncées dans les rues par des crieurs publics, elles attirent une foule de curieux. "L'auteur a pris l'idée du Dernier Jour d'un condamné, non dans un livre, il n'a pas l'habitude d'aller chercher ses idées si loin, mais là où vous pouviez tous la prendre, où vous l'aviez prise peut-être (car qui n'a fait ou rêvé dans son esprit le Dernier Jour d'un condamné ?), tout bonnement sur la place publique, sur la place de Grève. C'est là qu'un jour en passant il a ramassé cette idée fatale, gisante dans une mare de sang sous les rouges moignons de la guillotine. Depuis, chaque fois qu'au gré des funèbres jeudis de la Cour de cassation, il arrivait un de ces jours où le cri d'un arrêt de mort se fait dans Paris, chaque fois que l'auteur entendait passer sous ses fenêtres ces hurlements enroués qui ameutent des spectateurs pour la Grève, chaque fois, la douloureuse idée lui revenait, s'emparait de lui, lui emplissait la tête de gendarmes, de bourreaux et de foule, lui expliquait heure par heure les dernières souffrances du misérable agonisant en ce moment on le confesse, en ce moment on lui coupe les cheveux, en ce moment on lui lie les mains , le sommait, lui pauvre poète, de dire tout cela à la société, qui fait ses affaires pendant que cette chose monstrueuse s'accomplit, le pressait, le poussait, le secouait, lui arrachait ses vers de l'esprit, s'il était en train d'en faire, et les tuait à peine ébauchés, barrait tous ses travaux, se mettait en travers de tout, l'investissait, l'obsédait, l'assiégeait. C'était un supplice, un supplice qui commençait avec le jour, et qui durait, comme celui du misérable qu'on torturait au même moment, jusqu'à quatre heures. Alors seulement, une fois le ponens caput expiravit (en latin : "Penchant la tête, il expira." C'est la phrase employée dans l'Évangile selon saint Jean pour décrire la mort du Christ sur la croix) crié par la voix sinistre de l'horloge, l'auteur respirait et retrouvait quelque liberté d'esprit." Les angoisses de ces êtres voués à la mort auxquels il s'identifie si douloureusement, Hugo veut encore les faire partager : "Un jour enfin, c'était, à ce qu'il croit, le lendemain de l'exécution d'Ulbach (Louis Ulbach, jeune homme de vingt ans qui avait poignardé sa maîtresse plus jeune encore), il se mit à écrire ce livre. Depuis lors il a été soulagé. Quand un de ces crimes publics, qu'on nomme exécutions judiciaires, a été commis, sa conscience lui a dit qu'il n'en était plus solidaire ; et il n'a plus senti à son front cette goutte de sang qui rejaillit de la Grève sur la tête de tous les membres de la communauté sociale."Mais ce n'est pas seulement pour se donner bonne conscience qu'Hugo alerte l'opinion. Il veut faire changer la société, faire disparaître la peine de mort. "Toutefois, cela ne suffit pas. Se laver les mains est bien, empêcher le sang de couler serait mieux.Aussi ne connaîtrait-il pas de but plus élevé, plus saint, plus auguste que celui-là : concourir à l'abolition de la peine de mort. Aussi est-ce du fond du cur qu'il adhère aux vux et aux efforts des hommes généreux de toutes les nations qui travaillent depuis plusieurs années à jeter bas l'arbre patibulaire, le seul arbre que les révolutions ne déracinent pas. C'est avec joie qu'il vient à son tour, lui chétif, donner son coup de cognée, et élargir de son mieux l'entaille que Beccaria a faite, il y a soixante-six ans, au vieux gibet dressé depuis tant de siècles sur la chrétienté."
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