|
Quoi ! un homme, un condamné, un misérable
homme est traîné un matin sur une de nos places publiques ;
là, il trouve l' échafaud. Il se révolte, il se débat,
il refuse de mourir. Il est tout jeune encore, il a vingt-neuf ans à
peine... Mon Dieu ! je sais bien qu'on va me dire : C'est
un assassin ! Mais écoutez ! Deux exécuteurs le
saisissent, il a les mains liées, les pieds liés, il repousse
les deux exécuteurs. Une lutte affreuse s'engage. Le condamné
embarrasse ses pieds garrottés dans l'échelle patibulaire,
il se sert de l'échafaud contre l' échafaud. La lutte se
prolonge, l'horreur parcourt la foule. Les exécuteurs, la sueur
et la honte au front, pâles, haletants, terrifiés, désespérés
désespérés, de je ne sais quel horrible désespoir
, courbés sous cette réprobation publique qui devrait
se borner à condamner la peine de mort et qui a tort d'écraser
l'instrument passif, le bourreau (Mouvement.), les exécuteurs
font des efforts sauvages. Il faut que force reste à la loi, c'est
la maxime.
L'homme se cramponne à l'échafaud et demande grâce.
Ses vêtements sont arrachés, ses épaules nues sont
en sang ; il résiste toujours. Enfin après trois quarts
d'heure, trois quarts d'heure !
[
] agonie pour le peuple
qui est là autant que pour le condamné, après ce
siècle d'angoisse, messieurs les jurés, on ramène
le misérable à la prison. Le peuple respire. Le peuple qui
a des préjugés de vieille humanité, et qui est clément
parce qu'il se sent souverain, le peuple croit l'homme épargné.
Point. La guillotine est vaincue, mais elle reste debout. Elle reste debout
tout le jour, au milieu d'une population consternée. Et, le soir,
on prend un renfort de bourreaux, on garrotte l'homme de telle sorte qu'il
ne soit plus qu'une chose inerte, et, à la nuit tombante, on le
rapporte sur la place publique, pleurant, hurlant, hagard, tout ensanglanté,
demandant la vie, appelant Dieu, appelant son père et sa mère,
car devant la mort cet homme était redevenu un enfant. (Sensation.)
On le hisse sur l'échafaud, et sa tête tombe !
Et alors un frémissement sort de toutes les consciences. Jamais
le meurtre légal n'avait apparu avec plus de cynisme et d'abomination.
Chacun se sent, pour ainsi dire, solidaire de cette chose lugubre qui
vient de s'accomplir, chacun sent au fond de soi ce qu'on éprouverait
si l'on voyait en pleine France, en plein soleil, la civilisation insultée
par la barbarie. C'est dans ce moment-là qu'un cri échappe
à la poitrine d'un jeune homme, à ses entrailles, à
son cur, à son âme, un cri de pitié, un cri
d'angoisse, un cri d'horreur, un cri d'humanité ; et ce cri,
vous le puniriez ! Et, en présence des épouvantables
faits que je viens de remettre sous vos yeux, vous diriez à la
guillotine : Tu as raison ! et vous diriez à la pitié,
à la sainte pitié : Tu as tort !
Cela n'est pas possible, messieurs les jurés. (Frémissement
d'émotion dans l'auditoire.)
|