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Il y a des hommes océans en effet.
Ces ondes, ce flux et ce reflux, ce va-et-vient terrible, ce bruit de
tous les souffles, ces noirceurs et ces transparences, ces végétations
propres au gouffre, cette démagogie des nuées en plein ouragan,
ces aigles dans l'écume, ces merveilleux levers d'astres répercutés
dans on ne sait quel mystérieux tumulte par des millions de cimes
lumineuses, têtes confuses de l'innombrable, ces grandes foudres
errantes qui semblent guetter, ces sanglots énormes, ces monstres
entrevus, ces nuits de ténèbres coupées de rugissements,
ces furies, ces frénésies, ces tourmentes, ces roches, ces
naufrages, ces flottes qui se heurtent, ces tonnerres humains mêlés
aux tonnerres divins, ce sang dans l'abîme ; puis ces grâces,
ces douceurs, ces fêtes, ces gaies voiles blanches, ces bateaux
de pêche, ces chants dans le fracas, ces ports splendides, ces fumées
de la terre, ces villes à l'horizon, ce bleu profond de l'eau et
du ciel, cette âcreté utile, cette amertume qui fait l'assainissement
de l'univers, cet âpre sel sans lequel tout pourrirait ; ces
colères et ces apaisements, ce Tout dans Un, cet inattendu dans
l'immuable, ce vaste prodige de la monotonie inépuisablement variée,
ce niveau après ce bouleversement, ces enfers et ces paradis de
l'immensité éternellement émue, cet insondable, tout
cela peut être dans un esprit, et alors cet esprit s'appelle génie,
et vous avez Eschyle, vous avez Isaïe, vous avez Juvénal,
vous avez Dante, vous avez Michel-Ange, vous avez Shakespeare, et c'est
la même chose de regarder ces âmes ou de regarder l'océan.
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