"Gauvain pensif"

 

Le marquis de Lantenac, défenseur de la royauté, vient d'être fait prisonnier à la Tourgue par les Républicains menés par Gauvain. Il doit être jugé pour ses crimes le lendemain et sans doute exécuté – la guillotine est prête. Mais Lantenac est l'oncle de Gauvain et il vient de sauver, au péril de sa vie et au mépris de sa liberté, les trois enfants prisonniers des flammes. Est-ce un tueur ou un sauveur ? Gauvain s'interroge.

 
    
 

Cette tête, il la devait. Eh bien, il la payait. Voilà tout.
Mais était-ce bien la même tête ? Jusqu'ici Gauvain n'avait vu dans Lantenac que le combattant barbare, le fanatique de royauté et de féodalité, le massacreur de prisonniers, l'assassin déchaîné par la guerre, l'homme sanglant. Cet homme-là, il ne le craignait pas ; ce proscripteur, il le proscrirait ; cet implacable le trouverait implacable. Rien de plus simple, le chemin était tracé et lugubrement facile à suivre, tout était prévu, on tuera celui qui tue, on était dans la ligne droite de l'horreur. Inopinément, cette ligne droite s'était rompue, un tournant imprévu révélait un horizon nouveau, une métamorphose avait eu lieu. Un Lantenac inattendu entrait en scène. Un héros sortait du monstre ; plus qu'un héros, un homme. Plus qu'une âme, un cœur. Ce n'était plus un tueur que Gauvain avait devant lui, mais un sauveur. Gauvain était terrassé par un flot de clarté céleste. Lantenac venait de le frapper d'un coup de foudre de bonté.
Et Lantenac transfiguré ne transfigurerait pas Gauvain ! Quoi ! ce coup de lumière serait sans contre-coup ! L'homme du passé irait en avant, et l'homme de l'avenir en arrière ! L'homme des barbaries et des superstitions ouvrirait des ailes subites, et planerait, et regarderait ramper sous lui, dans de la fange et dans de la nuit, l'homme de l'idéal ! Gauvain resterait à plat ventre dans la vieille ornière féroce, tandis que Lantenac irait dans le sublime courir les aventures !
Autre chose encore.
Et la famille !
Ce sang qu'il allait répandre – car le laisser verser, c'est le verser soi-même –, est-ce que ce n'était pas son sang, à lui Gauvain ? Son grand-père était mort, mais son grand-oncle vivait ; et ce grand-oncle, c'était le marquis de Lantenac. Est-ce que celui des deux frères qui était dans le tombeau ne se dresserait pas pour empêcher l'autre d'y entrer ? Est-ce qu'il n'ordonnerait pas à son petit-fils de respecter désormais cette couronne de cheveux blancs, sœur de sa propre auréole ? Est-ce qu'il n'y avait pas là, entre Gauvain et Lantenac, le regard indigné d'un spectre ?
Est-ce donc que la révolution avait pour but de dénaturer l'homme ? Est-ce pour briser la famille, est-ce pour étouffer l'humanité, qu'elle était faite ? Loin de là. C'est pour affirmer ces réalités suprêmes, et non pour les nier, que 89 avait surgi.
Renverser les bastilles, c'est délivrer l'humanité ; abolir la féodalité, c'est fonder la famille. L'auteur étant le point de départ de l'autorité, et l'autorité étant incluse dans l'auteur, il n'y a point d'autre autorité que la paternité ; de là la légitimité de la reine-abeille qui crée son peuple, et qui, étant mère, est reine ; de là l'absurdité du roi-homme, qui, n'étant pas le père, ne peut être le maître ; de là la suppression du roi ; de là la république. Qu'est-ce que tout cela ? C'est la famille, c'est l'humanité, c'est la révolution. La révolution, c'est l'avènement du peuple ; et, au fond, le Peuple, c'est l'Homme.
Il s'agissait de savoir si, quand Lantenac venait de rentrer dans l'humanité, Gauvain allait, lui, rentrer dans la famille.
Il s'agissait de savoir si l'oncle et le neveu allaient se rejoindre dans la lumière supérieure, ou bien si à un progrès de l'oncle répondrait un recul du neveu.
La question, dans ce débat pathétique de Gauvain avec sa conscience, arrivait à se poser ainsi, et la solution semblait se dégager d'elle-même : sauver Lantenac.
Oui, mais la France ?
Ici le vertigineux problème changeait de face brusquement.

 
 

Victor Hugo, Quatrevingt-treize, 3e partie, VI, 2