"La chaise Gild-Holm-'Ur"

 

Dans cette première partie, l'histoire se met en place, les personnages se dessinent et les lieux livrent leur mystère. Ici, c'est au tour de la chaise Gild-Holm-'Ur, aussi fascinante que redoutable : Gilliatt y sauvera son rival d'une mort certaine avant de s'y installer pour rejoindre volontairement, à la fin du roman, les profondeurs marines.

 
    
 

À l'extrémité de la banque du Bû de la Rue, il y avait une grande roche que les pêcheurs du Houmet appelaient la Corne de la Bête. Cette roche, sorte de pyramide, ressemblait, quoique moins élevée, au Pinacle de Jersey. À marée haute, le flot la séparait de la banque, et la Corne était isolée. À marée basse, on y arrivait par un isthme de roches praticables. La curiosité de ce rocher, c'était, du côté de la mer, une sorte de chaise naturelle creusée par la vague et polie par la pluie. Cette chaise était traître. On y était insensiblement amené par la beauté de la vue ; on s'y arrêtait "pour l'amour du prospect", comme on dit à Guernesey ; quelque chose vous retenait ; il y a un charme dans les grands horizons. Cette chaise s'offrait ; elle faisait une sorte de niche dans la façade à pic du rocher ; grimper à cette niche était facile ; la mer qui l'avait taillée dans le roc avait étagé au-dessous et commodément disposé une sorte d'escalier de pierres plates ; l'abîme a de ces prévenances, défiez-vous de ses politesses ; la chaise tentait, on y montait, on s'y asseyait ; là on était à l'aise ; pour siège le granit usé et arrondi par l'écume, pour accoudoirs deux anfractuosités qui semblaient faites exprès, pour dossier toute la haute muraille verticale du rocher qu'on admirait au-dessus de sa tête sans penser à se dire qu'il serait impossible de l'escalader ; rien de plus simple que de s'oublier dans ce fauteuil ; on découvrait toute la mer, on voyait au loin les navires arriver ou s'en aller, on pouvait suivre des yeux une voile jusqu'à ce qu'elle s'enfonçât au-delà des Casquets sous la rondeur de l'océan, on s'émerveillait, on regardait, on jouissait, on sentait la caresse de la brise et du flot ; il existe à Cayenne un vespertilion, sachant ce qu'il fait, qui vous endort dans l'ombre avec un doux et ténébreux battement d'ailes, le vent est cette chauve-souris invisible ; quand il n'est pas ravageur, il est endormeur. On contemplait la mer, on écoutait le vent, on se sentait gagner par l'assoupissement de l'extase. Quand les yeux sont remplis d'un excès de beauté et de lumière, c'est une volupté de les fermer. Tout à coup on se réveillait. Il était trop tard. La marée avait grossi peu à peu. L'eau enveloppait le rocher.
On était perdu.

 
 

Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer, 1re partie, I, 8