"Le masque de Gwynplaine"

 

Nous sommes à la moitié du roman. La première partie a présenté l'histoire de Gwynplaine et de Dea, deux orphelins recueillis par Ursus, philosophe dont la "grande affaire est de haïr le genre humain"  : "je fais aux hommes tout le mal que je peux", déclare-t-il après avoir donné ses derniers liards à un pauvre mourant de faim, pour ne pas abréger son calvaire se défend-il. La deuxième partie commence : après les actions, c'est le moment de décrire Gwynplaine.

 
    
 

La nature avait été prodigue de ses bienfaits envers Gwynplaine. Elle lui avait donné une bouche s'ouvrant jusqu'aux oreilles, des oreilles se repliant jusque sur les yeux, un nez informe fait pour l'oscillation des lunettes de grimacier, et un visage qu'on ne pouvait regarder sans rire.
Nous venons de le dire, la nature avait comblé Gwynplaine de ses dons. Mais était-ce la nature ?
Ne l'avait-on pas aidée ?
Deux yeux pareils à des jours de souffrance, un hiatus pour bouche, une protubérance camuse avec deux trous qui étaient les narines, pour face un écrasement, et tout cela ayant pour résultante le rire, il est certain que la nature ne produit pas toute seule de tels chefs-d'œuvre.
Seulement, le rire est-il synonyme de la joie ?
Si, en présence de ce bateleur – car c'était un bateleur –, on laissait se dissiper la première impression de gaieté, et si l' on observait cet homme avec attention, on y reconnaissait la trace de l'art. Un pareil visage n'est pas fortuit, mais voulu. Être à ce point complet n'est pas dans la nature. L'homme ne peut rien sur sa beauté, mais peut tout sur sa laideur. D'un profil hottentot vous ne ferez pas un profil romain, mais d'un nez grec vous pouvez faire un nez kalmouck. Il suffit d'oblitérer la racine du nez et d'épater les narines. Le bas latin du Moyen Âge n'a pas créé pour rien le verbe denasare. Gwynplaine enfant avait-il été assez digne d'attention pour qu'on s'occupât de lui au point de modifier son visage ? Pourquoi pas ? ne fût-ce que dans un but d'exhibition et de spéculation. Selon toute apparence, d'industrieux manieurs d'enfants avaient travaillé à cette figure. Il semblait évident qu'une science mystérieuse, probablement occulte, qui était à la chirurgie ce que l'alchimie est à la chimie, avait ciselé cette chair, à coup sûr dans le très bas âge, et créé, avec préméditation, ce visage. Cette science, habile aux sections, aux obtusions et aux ligatures, avait fendu la bouche, débridé les lèvres, dénudé les gencives, distendu les oreilles, décloisonné les cartilages, désordonné les sourcils et les joues, élargi le muscle zygomatique, estompé les coutures et les cicatrices, ramené la peau sur les lésions tout en maintenant la face à l'état béant, et de cette sculpture puissante et profonde était sorti ce masque, Gwynplaine.

 
 

Victor Hugo, L'Homme qui rit, 2e partie, II, 1.