"Le cri de la bête et le geste de la déesse"

 

Dans les bouleversements de l'année 1793, Michelle Fléchard fuit avec ses deux fils et sa fille. Elle rencontre en chemin le bataillon du Bonnet-Rouge qui adopte les trois enfants au nom de la République, puis des paysans vendéens partisans du marquis de Lantenac qui la laissent pour morte et emmènent ceux qu'ils ont rendus orphelins : commence alors une longue errance à leur recherche. Au moment où elle les retrouve enfin, ceux-ci sont menacés par un gigantesque incendie.

 
    
 

Tout à coup le feu, comme s'il avait une volonté, allongea d'en bas un de ses jets vers le grand lierre mort qui couvrait précisément cette façade que Michelle Fléchard regardait. On eût dit que la flamme venait de découvrir ce réseau de branches sèches ; une étincelle s'en empara avidement, et se mit à monter le long des sarments avec l'agilité affreuse des traînées de poudre. En un clin d'œil, la flamme atteignit le second étage. Alors, d'en haut, elle éclaira l'intérieur du premier. Une vive lueur mit subitement en relief trois petits êtres endormis.
C'était un petit tas charmant, bras et jambes mêlés, paupières fermées, blondes têtes souriantes.
La mère reconnut ses enfants. Elle jeta un cri effrayant.
Ce cri de l'inexprimable angoisse n'est donné qu'aux mères. Rien n'est plus farouche et rien n'est plus touchant. Quand une femme le jette, on croit entendre une louve ; quand une louve le pousse, on croit entendre une femme.
Ce cri de Michelle Fléchard fut un hurlement. Hécube aboya, dit Homère.
C'était ce cri que le marquis de Lantenac venait d'entendre.
On a vu qu'il s'était arrêté.
Le marquis était entre l'issue du passage par où Halmalo l'avait fait échapper, et le ravin. À travers les broussailles entrecroisées sur lui, il vit le pont en flammes, la Tourgue rouge de la réverbération, et, par l'écartement de deux branches, il aperçut au-dessus de sa tête, de l'autre côté, sur le rebord du plateau, vis-à-vis du château brûlant et dans le plein jour de l'incendie, une figure hagarde et lamentable, une femme penchée sur le ravin.
C'était de cette femme qu'était venu ce cri.
Cette figure, ce n'était plus Michelle Fléchard, c'était Gorgone. Les misérables sont les formidables. La paysanne s'était transfigurée en euménide. Cette villageoise quelconque, vulgaire, ignorante, inconsciente, venait de prendre brusquement les proportions épiques du désespoir. Les grandes douleurs sont une dilatation gigantesque de l'âme ; cette mère, c'était la maternité ; tout ce qui résume l'humanité est surhumain ; elle se dressait là, au bord de ce ravin, devant cet embrasement, devant ce crime, comme une puissance sépulcrale ; elle avait le cri de la bête et le geste de la déesse ; sa face, d'où tombaient des imprécations, semblait un masque de flamboiement. Rien de souverain comme l'éclair de ses yeux noyés de larmes ; son regard foudroyait l'incendie.

 
 

Victor Hugo, Quatrevingt-treize, 3e partie, V, 1