"La reconnaissance du cœur"

 

Agnès, la fille de Gudule, a disparu alors qu'elle était enfant, enlevée selon sa mère par des "Égyptiens" auxquels celle-ci, recluse volontaire dans le Trou-aux-Rats, cette cellule construite à l'angle d'une rue, voue depuis une haine féroce. Le prêtre Frollo, éconduit par la Esméralda, la livre à la sagette pendant qu'il va prévenir les sergents qui vont la pendre. Gudule reconnaît alors, dans l'Égyptienne qu'elle abhorre, sa fille bien-aimée.

 
    
 

– Sais-tu où elle est, ma petite fille ? Tiens que je te montre. Voilà son soulier, tout ce qui m'en reste. Sais-tu où est le pareil ? Si tu le sais, dis-le-moi, et si ce n'est qu'à l'autre bout de la terre, je l'irai chercher en marchant sur les genoux.
En parlant ainsi, de son autre bras, tendu hors de la lucarne, elle montrait à l'Égyptienne le petit soulier brodé. Il faisait déjà assez jour pour en distinguer la forme et les couleurs.
– Montrez-moi ce soulier, dit l'Égyptienne en tressaillant. Dieu ! Dieu ! Et en même temps, de la main qu'elle avait libre, elle ouvrait vivement le petit sachet orné de verroterie verte qu'elle portait au cou.
– Va  ! va ! grommelait Gudule, fouille ton amulette du démon !
Tout-à-coup elle s'interrompit, trembla de tout son corps, et cria avec une voix qui venait du plus profond des entrailles : – Ma fille !
L'Égyptienne venait de tirer du sachet un petit soulier absolument pareil à l'autre. À ce petit soulier était attaché un parchemin sur lequel ce carme était écrit :

"Quand le pareil retrouveras,
Ta mère te tendra les bras."

En moins de temps qu'il n'en faut à l'éclair, la recluse avait confronté les deux souliers, lu l'inscription du parchemin, et collé aux barreaux de la lucarne son visage rayonnant d'une voix céleste en criant : – Ma fille ! Ma fille !
– Ma mère ! répondit l'Égyptienne.
Ici nous renonçons à peindre.
Le mur et les barreaux de fer étaient entre elles deux. – Oh ! le mur ! cria la recluse. Oh ! la voir et ne pas l'embrasser ! Ta main ! ta main !
La jeune fille lui passa son bras à travers la lucarne, la recluse se jeta sur cette main, y attacha ses lèvres, et y demeura, abîmée dans ce baiser, ne donnant plus d'autre signe de vie qu'un sanglot qui soulevait ses hanches de temps en temps. Cependant elle pleurait à torrents, en silence, dans l'ombre, comme une pluie de nuit. La pauvre mère vidait par flots sur cette main adorée le noir et profond puits de larmes qui était au dedans d'elle, et où toute sa douleur avait filtré goutte à goutte depuis quinze années.
Tout à coup, elle se releva, écarta ses longs cheveux gris de dessus son front, et sans dire une parole, se mit à ébranler de ses deux mains les barreaux de sa loge, plus furieusement qu'une lionne. Les barreaux tinrent bon. Alors elle alla chercher dans un coin de sa cellule un gros pavé qui lui servait d'oreiller, et le lança contre eux avec tant de violence qu'un des barreaux se brisa en jetant mille étincelles. Un second coup effondra tout à fait la vieille croix de fer qui barricadait la lucarne. Alors avec ses deux mains elle acheva de rompre et d'écarter les tronçons rouillés des barreaux. Il y a des moments où les mains d'une femme ont une force surhumaine.
Le passage frayé, et il fallut moins d'une minute pour cela, elle saisit sa fille par le milieu du corps, et la tira dans sa cellule. – Viens ! que je te repêche de l'abîme ! murmurait-elle.
Quand sa fille fut dans la cellule, elle la posa doucement à terre, puis la reprit, et, la portant dans ses bras comme si ce n'était toujours que sa petite Agnès, elle allait et venait dans l'étroite loge, ivre, forcenée, joyeuse, criant, chantant, baisant sa fille, lui parlant, éclatant de rire, fondant en larmes, le tout à la fois et avec emportement.
– Ma fille ! ma fille ! disait-elle. J'ai ma fille ! la voilà. Le bon Dieu me l'a rendue.

 
 

Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, XI, 1