"Un bonheur impossible ?"

 

Pendant la révolte des esclaves de Saint-Domingue en 1791, Léopold d'Auvernay trouve en Bug-Jargal, chef de l'insurrection, un allié personnel qui lui permet de retrouver sa bien-aimée, Marie. Après de nombreuses péripéties, Léopold prisonnier revoit Marie… après s'être engagé sur l'honneur auprès de son geôlier Biassou à revenir pour être exécuté. La liberté de Bug-Jargal est tout aussi provisoire puisque dix de ses camarades répondent de lui en cas d'évasion.

 
    
 

Dans trois heures le soleil sera couché. Ces paroles si simples me glacèrent comme une apparition funèbre. Elles me rappelèrent la promesse fatale que j'avais faite à Biassou. Hélas ! en revoyant Marie, je n'avais plus pensé à notre séparation éternelle et prochaine ; je n'avais été que ravi et enivré ; tant d'émotions m'avaient enlevé la mémoire, et j'avais oublié ma mort dans mon bonheur. Le mot de mon ami me rejeta violemment dans mon infortune. Dans trois heures le soleil sera couché ! Il fallait une heure pour me rendre au camp de Biassou... Mon devoir était impérieusement prescrit ; le brigand avait ma parole, et il valait mieux encore mourir que de donner à ce barbare le droit de mépriser la seule chose à laquelle il parût se fier encore, l'honneur d'un Français. L'alternative était terrible ; je choisis ce que je devais choisir ; mais, je l'avouerai, messieurs, j'hésitai un moment. Étais-je coupable ?

Enfin, poussant un soupir, je pris d'une main la main de Bug-Jargal, de l'autre celle de ma pauvre Marie, qui observait avec anxiété le nuage sinistre répandu sur tous mes traits.
– Bug-Jargal, dis-je avec effort, je te confie le seul être au monde que j'aime plus que toi, Marie.  Retournez au camp sans moi, car je ne puis vous suivre.
– Mon Dieu, s'écria Marie respirant à peine, quelque nouveau malheur !
Bug-Jargal avait tressailli. Un étonnement douloureux se peignait dans ses yeux : – Frère, que dis-tu ?
La terreur qui oppressait Marie à la seule idée d'un malheur que sa trop prévoyante tendresse semblait deviner, me faisait une loi de lui en cacher la réalité, et de lui épargner des adieux si déchirants ; je me penchai à l'oreille de Bug-Jargal, et lui dis à voix basse : – Je suis captif. J'ai juré à Biassou de revenir me mettre en son pouvoir deux heures avant la fin du jour : j'ai promis de mourir.
Il bondit de fureur : sa voix devint éclatante.
– Le monstre ! Voilà pourquoi il a voulu t'entretenir secrètement ; c'était pour t'arracher cette promesse. J'aurais dû me défier de ce misérable Biassou. Comment n'ai-je pas prévu quelque perfidie ? Ce n'est pas un noir, c'est un mulâtre.
– Qu'est-ce donc ? Quelle perfidie ? Quelle promesse ? dit Marie épouvantée : qui est ce Biassou ?
– Tais-toi, tais-toi, répétai-je bas à Bug-Jargal, n'alarmons pas Marie.
– Bien, me dit-il d'un ton sombre. Mais comment as-tu pu consentir à cette promesse ? pourquoi l'as-tu donnée ?
– Je te croyais ingrat, je croyais Marie perdue pour moi. Que m'importait la vie ?
– Mais une promesse de bouche ne peut t'engager avec ce brigand ?
– J'ai donné ma parole d'honneur.
Il parut chercher à comprendre ce que je voulais dire.
– Ta parole d'honneur ! Qu'est-ce que cela ? Vous n'avez pas bu à la même coupe ? Vous n'avez pas rompu ensemble un anneau ou une branche d'érable à fleurs rouges ?
– Non.
– Eh bien ! que nous dis-tu donc ? Qu'est-ce qui peut t'engager ?
– Mon honneur, répondis-je.
– Je ne sais pas ce que cela signifie. Rien ne te lie avec Biassou. Viens avec nous.
– Je ne puis, frère, j'ai promis.
– Non ! tu n'a pas promis, s'écria-t-il avec emportement ; puis, élevant la voix : – Sœur, joignez-vous à moi, empêchez votre mari de nous quitter ; il veut retourner au camp des nègres d'où je l'ai tiré, sous prétexte qu'il a promis sa mort à leur chef, à Biassou.
– Qu'as-tu fait ? m'écriai-je. Il était trop tard pour prévenir l'effet de ce mouvement généreux qui lui faisait implorer pour la vie de son rival l'auxiliaire de celle qu'il aimait. Marie s'était jetée dans mes bras avec un cri de désespoir. Ses mains jointes autour de mon cou la suspendaient sur mon cœur, car elle était sans force et presque sans haleine.
– Oh ! murmurait-elle péniblement, que dit-il là, mon Léopold ? N'est-il pas vrai qu'il me trompe, et que ce n'est pas au moment qui vient de nous réunir que tu veux me quitter, et me quitter pour mourir ? Réponds-moi vite ou je meurs. Tu n'as pas le droit de donner ta vie, parce que tu ne dois pas donner la mienne. Tu ne voudrais pas te séparer de moi pour ne me revoir jamais.
– Marie, repris-je, ne le crois pas ; je vais te quitter en effet ; il le faut ; mais nous nous reverrons ailleurs.
– Ailleurs, reprit-elle avec effroi ailleurs ! où  ?...
– Dans le ciel, répondis-je, ne pouvant mentir à cet ange.
Elle s'évanouit encore une fois, mais alors c'était de douleur. L'heure pressait ; ma résolution était prise. Je la déposai entre les bras de Bug-Jargal, dont les yeux étaient pleins de larmes.
– Rien ne peut donc te retenir ? me dit-il. Je n'ajouterai rien à ce que tu vois. Comment peux-tu résister à Marie ? Pour une seule des paroles qu'elle t'a dites, je lui aurais sacrifié un monde, et toi tu ne veux pas lui sacrifier ta mort ?
– L'honneur ! répondis-je. Adieu, Bug-Jargal ; adieu, frère, je te la lègue.

 
 

Victor Hugo, Bug-Jargal, XLVI.