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Il
ralluma brusquement sa bougie.
Eh bien quoi ! se dit-il, de quoi est-ce que j'ai peur ?
qu'est-ce que j'ai à songer comme cela ? Me voilà sauvé.
Tout est fini. Je n'avais plus qu'une porte entrouverte par laquelle mon
passé pouvait faire irruption dans ma vie ; cette porte, la
voilà murée ! à jamais ! Ce Javert qui me
trouble depuis si longtemps, ce redoutable instinct qui semblait m'avoir
deviné, qui m'avait deviné, pardieu ! et qui me suivait
partout, cet affreux chien de chasse toujours en arrêt sur moi, le
voilà dérouté, occupé ailleurs, absolument dépisté !
Il est satisfait désormais, il me laissera tranquille, il tient
son Jean Valjean ! Qui sait même, il est probable qu'il voudra
quitter la ville ! Et tout cela s'est fait sans moi ! Et je
n'y suis pour rien ! Ah çà, mais ! qu'est-ce qu'il
y a de malheureux dans ceci ? Des gens qui me verraient, parole d'honneur !
croiraient qu'il m'est arrivé une catastrophe ! Après
tout, s'il y a du mal pour quelqu'un, ce n'est aucunement de ma faute.
C'est la providence qui a tout fait. C'est qu'elle veut cela apparemment !
Ai-je le droit de déranger ce qu'elle arrange ? Qu'est-ce que
je demande à présent ? De quoi est-ce que je vais me
mêler ? Cela ne me regarde pas. Comment ! Je ne suis pas
content ! Mais qu'est-ce qu'il me faut donc ? Le but auquel
j'aspire depuis tant d'années, le songe de mes nuits, l'objet de
mes prières au ciel, la sécurité, je l'atteins !
C'est Dieu qui le veut. Je n'ai rien à faire contre la volonté
de Dieu. Et pourquoi Dieu le veut-il ? Pour que je continue ce que
j'ai commencé, pour que je fasse le bien, pour que je sois un jour
un grand et encourageant exemple, pour qu'il soit dit qu'il y a eu enfin
un peu de bonheur attaché à cette pénitence que j'ai
subie et à cette vertu où je suis revenu ! Vraiment je
ne comprends pas pourquoi j'ai eu peur tantôt d'entrer chez ce brave
curé et de tout lui raconter comme à un confesseur, et de
lui demander conseil, c'est évidemment là ce qu'il m'aurait
dit. C'est décidé, laissons aller les choses ! laissons
faire le bon Dieu !
Il se parlait ainsi dans les profondeurs de sa conscience, penché
sur ce qu'on pourrait appeler son propre abîme. Il se leva de sa
chaise, et se mit à marcher dans la chambre. Allons,
dit-il, n'y pensons plus. Voilà une résolution prise !
Mais il ne sentit aucune joie.
Au contraire.
On n'empêche pas plus la pensée de revenir à une idée
que la mer de revenir à un rivage. Pour le matelot, cela s'appelle
la marée ; pour le coupable, cela s'appelle le remords. Dieu
soulève l'âme comme l'océan.
Au bout de peu d'instants, il eut beau faire, il reprit ce sombre dialogue
dans lequel c'était lui qui parlait et lui qui écoutait, disant
ce qu'il eût voulu taire, écoutant ce qu'il n'eût pas
voulu entendre, cédant à cette puissance mystérieuse
qui lui disait : pense ! comme elle disait il y a deux mille
ans à un autre condamné : marche !
Avant d'aller plus loin et pour être pleinement compris, insistons
sur une observation nécessaire.
Il est certain qu'on se parle à soi-même, il n'est pas un être
pensant qui ne l'ait éprouvé. On peut dire même que le
verbe n'est jamais un plus magnifique mystère que lorsqu'il va,
dans l'intérieur d'un homme, de la pensée à la conscience
et qu'il retourne de la conscience à la pensée. C'est dans
ce sens seulement qu'il faut entendre les mots souvent employés
dans ce chapitre, il dit, il s'écria. On se dit, on
se parle, on s'écrie en soi-même, sans que le silence extérieur
soit rompu. Il y a un grand tumulte, tout parle en nous, excepté
la bouche. Les réalités de l'âme, pour n'être point
visibles et palpables, n'en sont pas moins des réalités.
Il se demanda donc où il en était. Il s'interrogea sur cette
"résolution prise". Il se confessa à lui-même
que tout ce qu'il venait d'arranger dans son esprit était monstrueux,
que "laisser aller les choses, laisser faire le bon Dieu", c'était
tout simplement horrible. Laisser s'accomplir cette méprise de la
destinée et des hommes, ne pas l'empêcher, s'y prêter
par son silence, ne rien faire enfin, c'était faire tout !
c'était le dernier degré de l'indignité hypocrite !
c'était un crime bas, lâche, sournois, abject, hideux !
Pour la première fois depuis huit années, le malheureux homme
venait de sentir la saveur amère d'une mauvaise pensée et
d'une mauvaise action.
Il la recracha avec dégoût.
Il continua de se questionner. Il se demanda sévèrement ce
qu'il avait entendu par ceci : "Mon but est atteint !"
Il se déclara que sa vie avait un but en effet. Mais quel but ?
cacher son nom ? tromper la police ? Était-ce pour une
chose si petite qu'il avait fait tout ce qu'il avait fait ? Est-ce
qu'il n'avait pas un autre but, qui était le grand, qui était
le vrai ? Sauver, non sa personne, mais son âme. Redevenir honnête
et bon. Être un juste ! est-ce que ce n'était pas là
surtout, là uniquement, ce qu'il avait toujours voulu, ce que l'évêque
lui avait ordonné ? Fermer la porte à son
passé ? Mais il ne la fermait pas, grand Dieu !
il la rouvrait en faisant une action infâme ! mais il redevenait
un voleur, et le plus odieux des voleurs ! il volait à un autre
son existence, sa vie, sa paix, sa place au soleil ! il devenait
un assassin ! il tuait, il tuait moralement un misérable homme,
il lui infligeait cette affreuse mort vivante, cette mort à ciel
ouvert, qu'on appelle le bagne ! Au contraire, se livrer, sauver
cet homme frappé d'une si lugubre erreur, reprendre son nom, redevenir
par devoir le forçat Jean Valjean, c'était là vraiment
achever sa résurrection, et fermer à jamais l'enfer d'où
il sortait ! Y retomber en apparence, c'était en sortir en
réalité ! Il fallait faire cela ! il n'avait
rien fait s'il ne faisait pas cela ! toute sa vie était inutile,
toute sa pénitence était perdue, et il n'y avait plus qu'à
dire : à quoi bon ? Il sentait que l'évêque
était là, que l'évêque était d'autant plus
présent qu'il était mort, que l'évêque le regardait
fixement, que désormais le maire Madeleine avec toutes ses vertus
lui serait abominable, et que le galérien Jean Valjean serait admirable
et pur devant lui. Que les hommes voyaient son masque, mais que l'évêque
voyait sa face. Que les hommes voyaient sa vie, mais que l'évêque
voyait sa conscience. Il fallait donc aller à Arras, délivrer
le faux Jean Valjean, dénoncer le véritable ! Hélas !
c'était là. le plus grand des sacrifices, la plus poignante
des victoires, le dernier pas à franchir mais il le fallait. Douloureuse
destinée ! il n'entrerait dans la sainteté aux yeux de
Dieu que s'il rentrait dans l'infamie aux yeux des hommes !
Eh bien, dit-il, prenons ce parti ! faisons notre devoir !
sauvons cet homme !
Il prononça ces paroles à haute voix, sans s'apercevoir qu'il
parlait tout haut.
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