Allemand

   
 

Je vis d'ailleurs comme un parfait allemand. Je dîne avec des serviettes grandes comme des mouchoirs, je couche dans des draps grands comme des serviettes. Je mange du gigot aux cerises et du lièvre aux pruneaux, et je bois d'excellent vin du Rhin et d'excellent vin de Moselle, qu'un français ingénieux, dînant hier à quelques pas de moi, appelait du vin de demoiselle. Ce même français, après avoir dégusté sa carafe, formulait cet axiome : l'eau du Rhin ne vaut pas le vin du Rhin. Dans les auberges, hôte, hôtesse, valets et servantes, ne parlent qu'allemand ; mais il y a toujours un garçon qui parle français, français, à la vérité, quelque peu coloré par le milieu tudesque dans lequel il est plongé ; mais cette variété n'est pas sans charme. Hier, j'entendais ce même voyageur, mon compagnon, demander au garçon, en lui montrant le plat qu'on venait de lui servir : qu'est-ce que cela ? Le garçon a répondu avec dignité : c'est des bichons. C'étaient des pigeons. Du reste, un français qui, comme moi, ne sait pas l'allemand, perd sa peine s'il adresse à "ce premier garçon", comme on l'appelle ici, des questions autres que les questions prévues et imprimées dans le guide des voyageurs. Ce garçon est tout simplement verni de français ; pour peu qu'on veuille creuser, on trouve l'allemand, l'allemand pur, l'allemand sourd.

 
 

Victor Hugo, Le Rhin, lettres à un ami, Lettre X, 74.