Correspondance

   
 

Si l'auteur avait publié cette correspondance de voyageur dans un but purement personnel, il lui eût probablement fait subir de notables altérations ; il eût supprimé beaucoup de détails ; il eût effacé partout l'intimité et le sourire ; il eût extirpé et sarclé avec soin le moi, cette mauvaise herbe qui repousse toujours sous la plume de l'écrivain livré aux épanchements familiers ; il eût peut-être renoncé absolument, par le sentiment même de son infériorité, à la forme épistolaire, que les très grands esprits ont seuls, à son avis, le droit d'employer vis-à-vis du public. Mais, au point de vue qu'on vient d'expliquer, ces altérations eussent été des falsifications ; ces lettres, quoique en apparence à peu près étrangères à la conclusion, deviennent pourtant en quelque sorte des pièces justificatives ; chacune d'elles est un certificat de voyage, de passage et de présence ; le moi, ici, est une affirmation. Les modifier, c'était remplacer la vérité par la façon littéraire. C'était encore diminuer la confiance, et par conséquent manquer le but. Il ne faut pas oublier que ces lettres, qui pourtant n'auront peut-être pas deux lecteurs, sont là pour appuyer une parole conciliante offerte à deux peuples. Devant un si grand objet, qu'importent les petites coquetteries d'arrangeur et les raffinements de toilette littéraire ! Leur vérité est leur parure. Il s'est donc déterminé à les publier telles à peu près qu'elles ont été écrites. Il dit " à peu près ", car il ne veut point cacher qu'il a néanmoins fait quelques suppressions et quelques changements, mais ces changements n'ont aucune importance pour le public. Ils n'ont d'autre objet la plupart du temps que d'éviter les redites, ou d'épargner à des tiers, à des indifférents, à des inconnus rencontrés, tantôt un blâme, tantôt une indiscrétion, tantôt l'ennui de se reconnaître. Il importe peu au public, par exemple, que toutes les fins de lettres, consacrées à des détails de famille, aient été supprimées ; il importe peu que le lieu où s'est produit un accident quelconque, une roue cassée, un incendie d'auberge, etc., ait été changé ou non. L'essentiel, pour que l'auteur puisse dire, lui aussi : ceci est un livre de bonne foy, c'est que la forme et le fond des lettres soient restés ce qu'ils étaient. On pourrait au besoin montrer aux curieux, s'il y en avait pour de si petites choses, toutes les pièces de ce journal d'un voyageur authentiquement timbrées et datées par la poste.

 
 

Victor Hugo, Le Rhin, lettres à un ami, Préface.