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Lieu
Je vous avais promis quelqu'une des légendes fameuses du Falkenburg,
peut-être même la plus belle, la sombre aventure de Guntram
et de Liba. Mais j'ai réfléchi. A quoi bon vous conter des
contes que le premier recueil venu vous contera, et vous contera mieux
que moi ? Puisque vous voulez absolument des histoires pour vos petits
enfants, en voici une, mon ami. C'est une légende que du moins
vous ne trouverez dans aucun légendaire. Je vous l'envoie telle
que je l'ai écrite sous les murailles mêmes du manoir écroulé,
avec la fantastique forêt de Sonn sous les yeux, et, à ce
qu'il me semblait, sous la dictée même des arbres, des oiseaux
et du vent des ruines. Je venais de causer avec ce vieux soldat français
qui s'est fait chevrier dans ces montagnes, et qui y est devenu presque
sauvage et presque sorcier ; singulière fin pour un tambour-maître
du trente-septième léger. Ce brave homme, ancien enfant
de troupe dans les armées voltairiennes de la république,
m'a paru croire aujourd'hui aux fées et aux gnomes comme il a cru
jadis à l'empereur. La solitude agit toujours ainsi sur l'intelligence
; elle développe la poésie qui est toujours dans l'homme
; tout pâtre est rêveur.
J'ai donc écrit ce conte bleu dans le lieu même, caché
dans le ravin-fossé, assis sur un bloc qui a été
un rocher jadis, qui a été une tour au douzième siècle
et qui est redevenu un rocher, cueillant de temps en temps, pour en aspirer
l'âme, une fleur sauvage, un de ces liserons qui sentent si bon
et qui meurent si vite, et regardant tour à tour l'herbe verte
et le ciel radieux, pendant que de grandes nuées d'or se déchiraient
aux sombres ruines du Falkenburg.
Cela dit, voici l'histoire.
Lettre XXI
Outils
Cher ami, j'ai une affreuse plume, et j'attends
un canif pour la tailler. Cela ne m'empêche pas de vous écrire,
comme vous voyez. L'endroit où je suis s'appelle Frick, et ne m'a
rien offert de remarquable qu'un assez joli paysage et un excellent déjeuner
que je viens de dévorer. J'avais grand'faim. - Ah ! On m'apporte
un canif et de l'encre. J'avais commencé cette lettre avec ma carafe
pour écritoire. Puisque j'ai de bonne encre, je vais vous parler
de Bâle, comme je vous l'ai promis.
Lettre XXXIII
Mon ami, j'arrête ici cette lettre, griffonnée,
comme vous le pouvez voir, sur je ne sais quel papyrus égyptien
plus poreux et plus altéré qu'une éponge. Voici un
supplice que j'enregistre parmi ceux que je ne souhaite pas à mes
pires ennemis : écrire avec une plume qui crache sur du papier
qui boit.
Lettre XXXIII
Égarement
Vous m'avez oublié sans doute sur la colline du petit Geissberg,
où j'étais quand je me suis mis à vous parler du
château de Heidelberg ; et je m'y suis oublié moi-même,
tant j'y avais été saisi d'une rêverie profonde. La
nuit était venue, des nuées s'étaient répandues
sur le ciel, la lune était montée presque au zénith,
que j'étais encore assis sur la même pierre, regardant les
ténèbres que j'avais autour de moi et les ombres que j'avais
en moi. Tout à coup le clocher de la ville a sonné l'heure
sous mes pieds, c'était minuit ; je me suis levé et je suis
redescendu. Le chemin qui mène à Heidelberg passe devant
les ruines. Au moment où j'y arrivais, la lune, voilée par
des nuages diffus et entourée d'un immense halo, jetait une clarté
lugubre sur ce magnifique amas d'écroulements. Au delà du
fossé, à trente pas de moi, au milieu d'une vaste broussaille,
la tour fendue, dont je voyais l'intérieur, m'apparaissait comme
une énorme tête de mort. Je distinguais les fosses nasales,
la voûte du palais, la double arcade sourcilière, le creux
profond et terrible des yeux éteints. Le gros pilier central avec
son chapiteau était la racine du nez. Des cloisons déchirées
faisaient les cartilages. En bas, sur la pente du ravin, les saillies
du pan de mur tombé figuraient affreusement la mâchoire.
Je n'ai de ma vie rien vu de plus mélancolique que cette grande
tête de mort posée sur ce grand néant qui s'appelle
le château des palatins.
Lettre XXVIII
Relecture
Je relis ces lignes que je viens d'écrire,
et je serais presque tenté de les effacer. Ne vous y méprenez
pas, mon ami, et n'y voyez pas ce que je n'ai point voulu y mettre. C'est
une opinion d'artiste sur deux ouvrages d'art, rien de plus. Gardez-vous
d'y voir un jugement entre deux religions. Toute religion m'est vénérable.
Le catholicisme est nécessaire à la société,
le protestantisme est utile à la civilisation. Et puis insulter
Luther à Worms, ce serait une double profanation. C'est à
Worms surtout que le grand homme a été grand. Non, jamais
l'ironie ne sortira de ma bouche en présence de ces penseurs et
de ces sages qui ont souffert pour ce qu'ils ont cru le bien et le vrai,
et qui ont généreusement dépensé leur génie
pour accroître, ceux-ci la foi divine, ceux-là la raison
humaine. Leur œuvre est sainte pour l'univers et sacrée pour moi.
Heureux et bénis ceux qui aiment et qui croient, soit qu'ils fassent,
comme les catholiques, de toute philosophie une religion, soit qu'ils
fassent, comme les protestants, de toute religion une philosophie.
Lettre XXVI
Retour
Je rentre et je vous écris. J'aimerais
bien mieux vous serrer la main et vous parler. Je tâche que ma lettre
soit une sorte de fenêtre par laquelle vous puissiez voir ce que
je vois.
Adieu, Louis, à bientôt. Vous savez comme je suis à
vous ; soyez à moi de votre côté.
Vous faites de belles choses, j'en suis sûr ; moi, j'en pense de
bonnes, et elles sont pour vous ; car vous êtes au premier rang
de ceux que j'aime. Vous le savez bien, n'est-ce pas ?
Je serai à Paris dans dix jours.
Lettre XXXIX
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