Incognito

   
 

Et puis, il reste, comme il convient, toujours et partout retranché dans le silence et le demi-jour, qui favorisent l'observation. Ici, quelques mots d'explication sont indispensables. On le sait, la prodigieuse sonorité de la presse française, si puissante, si féconde et si utile d'ailleurs, donne aux moindres noms littéraires de Paris un retentissement qui ne permet pas à l'écrivain, même le plus humble et le plus insignifiant, de croire hors de France à sa complète obscurité. Dans cette situation, l'observateur, quel qu'il soit, pour peu qu'il se soit livré quelquefois à la publicité, doit, s'il veut conserver entière son indépendance de pensée et d'action, garder l'incognito comme s'il était quelque chose et l'anonyme comme s'il était quelqu'un. Ces précautions, qui assurent au voyageur le bénéfice de l'ombre, l'auteur les a prises durant son excursion aux bords du Rhin, bien qu'elles fussent à coup sûr surabondantes pour lui et qu'il lui parût presque ridicule de les prendre. De cette façon, il a pu recueillir ses notes à son aise et en toute liberté, sans que rien gênât sa curiosité ou sa méditation dans cette promenade de fantaisie, qui, nous croyons l'avoir suffisamment indiqué, admet pleinement le hasard des auberges et des tables d'hôte, et s'accommode aussi volontiers de la patache que de la chaise de poste, de la banquette des diligences que de la tente des bateaux à vapeur.

 
 

Victor Hugo, Le Rhin, lettres à un ami, Préface.