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Je vous avoue qu'alors je perdis patience, et me voilà
criant à tue-tête : - Holà ! Hé ! L'aubergiste ! Le tavernier ! De par tous les diables ! L'hôtelier ! Le garçon ! Quelqu'un ! Kellner !
J'avais saisi au vol, dans mes allées et venues sur le Rhin, ce
mot : Kellner, sans en savoir le sens, et je l'avais soigneusement
serré dans un coin de ma mémoire avec une vague idée
qu'il pourrait m'être bon.
En effet, à ce cri magique : Kellner ! une porte s'ouvrit
dans la partie ténébreuse de la caverne.
Sésame, ouvre-toi ! n'aurait pas mieux réussi.
Cette porte se referma après avoir donné passage à
une apparition qui vint droit à moi :
Une jeune fille, jolie, pâle, les yeux battus, vêtue de noir,
portant sur la tête une coiffure étrange, qui avait l'air
d'un énorme papillon noir posé à plat sur le front,
les ailes ouvertes.
Elle avait, en outre, une large pièce de soie noire roulée
autour du cou, comme si ce gracieux spectre eût eu à cacher
la ligne rouge et circulaire de Marie Stuart et de Marie-Antoinette.
- Kellner ? me dit-elle.
Je répondis avec intrépidité : - Kellner !
Elle prit un flambeau et me fit signe de la suivre.
Nous rentrâmes dans les chambres par où j'étais venu,
et, au beau milieu de la première, sur un banc de bois, elle me
montra avec un sourire un homme dormant du sommeil profond des justes,
la tête sur mon sac de nuit.
Fort surpris de ce dernier prodige, je secouai l'homme ; il s'éveilla
; la jeune fille et lui échangèrent quelques paroles à
voix basse, et deux minutes après, nous nous retrouvions, mon sac
de nuit et moi, fort confortablement installés dans une chambre
excellente, à rideaux blancs comme neige.
Or, j'étais à l'hôtel de la cour de Zaehringen.
Voici maintenant l'explication de ce conte d'Anne Radcliffe :
A la douane de Kehl, le conducteur de la malle badoise, m'ayant entendu
parler latin (non sans barbarismes) avec un digne pasteur qui s'en retournait
à Zurich, et espagnol avec un colonel Duarte, qui va par la Savoie
rejoindre don Carlos, en avait conclu que je savais l'allemand, et ne
s'était plus autrement inquiété de moi. A Freiburg,
le kellner, c'est-à-dire le factotum de l'hôtel de Zaehringen,
attendait la malle-poste à son arrivée, et le courrier,
en débarquant, m'avait montré à lui à mon
insu, en lui disant : voilà un voyageur pour vous, puis
lui avait remis mon sac de nuit pendant que je me démenais au milieu
des allemands. Le kellner, me croyant averti, avait pris les devants avec
mon sac et était allé m'attendre à l'hôtel,
où il dormait dans la salle basse. Vous devinez le reste.
Il y a pourtant dans l'aventure un hasard d'une grande beauté ;
c'est qu'en sortant de la porte j'ai pris à droite, et non à
gauche. Dieu est grand.
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