Langues

   
 

Latin
Ce voyage à trois paraît, du reste, être à la mode sur les bords du Rhin ; car je n'avais pas fait une demi-lieue, j'atteignais à peine Niederheimbach, que je rencontrais encore trois jeunes gens cheminant de compagnie. Ceux-là étaient évidemment des étudiants de quelqu'une de ces nobles universités qui fécondent la vieille Teutonie en civilisant la jeune Allemagne. Ils portaient la casquette classique, les longs cheveux, le ceinturon, la redingote serrée, le bâton à la main, la pipe de faïence coloriée à la bouche, et, comme les peintres, le bissac sur le dos. Sur la pipe du plus jeune des trois étaient peintes des armoiries, probablement les siennes. Ils paraissaient discuter avec chaleur, et s'en allaient, de même que les peintres, du côté de Bacharach. En passant près de moi, l'un d'eux me cria, en me saluant de la casquette : - Dic nobis, domne, in qua parte corporis animam veteres locant philosophi ? Je rendis le salut et je répondis : - In corde plato, in sanguine empedocles, inter duo supercilia lucretius. les trois jeunes gens sourirent, et le plus âgé s'écria : - Vivat gallia regina ! Je répliquai : - Vivat germania mater ! nous nous saluâmes encore une fois de la main, et je passai outre.
J'approuve cette façon de voyager à trois. Deux amants, trois amis.
Lettre XX

Anglais
J'allais sortir de la chambre basse, charmé d'avoir trouvé ce curieux monument, mais désappointé de n'en pas savoir davantage, quand un bruit de voix sonores, claires et gaies, arriva jusqu'à moi. C'était un vif et rapide dialogue, où je ne distinguais au milieu des rires et des cris joyeux que ces quelques mots : Fall of the mountain... Subterranean passage... Very ogly foot-path. Un moment après, comme je me levais du tombeau où j'étais assis, trois sveltes jeunes filles, vêtues de blanc, trois têtes blondes et roses, au frais sourire et aux yeux bleus, entrèrent subitement sous la voûte, et, en m'apercevant, s'arrêtèrent tout court dans le rayon de soleil qui en illuminait le seuil. Rien de plus magique et de plus charmant, pour un rêveur assis sur un sépulcre dans une ruine, que cette apparition dans cette lumière. Un poète, à coup sûr, eût eu le droit de voir là des anges et des auréoles. J'avoue que je n'y vis que des anglaises.
Je confesse même, à ma honte, qu'il me vint sur-le-champ la plate et prosaïque idée de profiter de ces anges pour savoir le nom du château. Voici comment je raisonnai, et cela très rapidement : ces anglaises, - car ce sont évidemment des anglaises, elles parlent anglais et elles sont blondes, - ces anglaises, selon toute apparence, sont des visiteuses qui viennent de quelque station de plaisir des environs, de Bingen ou de Rudesheim. Il est clair qu'elles se sont fait de cette masure un objet d'excursion et qu'elles savent nécessairement le nom du lieu qu'elles ont choisi pour but de promenade. - Une fois cela posé dans mon esprit, il ne restait plus qu'à entamer la conversation, et je confesse encore que j'eus recours au plus gauche des moyens employés en pareil cas. J'ouvris mon portefeuille pour me donner une contenance, j'appelai à mon aide le peu d'anglais que je crois savoir et je me mis à regarder par la meurtrière dans le ravin, en murmurant, comme si je me parlais à moi-même, je ne sais quels épiphonèmes admiratifs et ridicules : Beautiful wiew ! Very fine, very pretty waterfall ! etc., etc. - Les jeunes filles, d'abord intimidées et surprises de ma rencontre, se mirent à chuchoter tout bas avec un petit rire étouffé. Elles étaient charmantes ainsi, mais il est évident qu'elles se moquaient de moi. Je pris alors un grand parti, je résolus d'aller droit au fait ; et, quoique je prononce l'anglais comme un irlandais, quoique le th en particulier soit pour moi un écueil formidable, je fis un pas vers le groupe toujours immobile, et, m'adressant, de mon air le plus gracieux, à la plus grande des trois : Miss, lui dis-je, en corrigeant le laconisme de la phrase par l'exagération du salut, what is, if you please, the name of this castle ? La belle enfant sourit, comme je méritais un éclat de rire, et que je m'y attendais, je fus touché de cette clémence, puis elle regarda ses deux compagnes et me répondit en rougissant légèrement et dans le meilleur français du monde : - Monsieur, il paraît que ce château s'appelle Falkenburg. C'est du moins ce qu'a dit un chevrier, qui est français, et qui cause avec notre père dans la grande tour. Si vous voulez aller de ce côté, vous les trouverez.
Ces anglaises étaient des françaises.
Ces paroles si nettes et dites sans le moindre accent suffisaient pour me le démontrer ; mais la belle enfant prit la peine d'ajouter : - Nous n'avons pas besoin de parler anglais, monsieur, nous sommes françaises et vous êtes français.
- Mais, mademoiselle, repris-je, à quoi avez-vous vu que j'étais français ?
- À votre anglais, dit la plus jeune.
Sa sœur aînée la regarda d'un air presque sévère, si jamais la beauté, la grâce, l'adolescence, l'innocence et la joie peuvent avoir l'air sévère. Moi, je me mis à rire.
Lettre XX

Allemand
Quelques instants après, la voiture s'arrêta dans une large rue neuve et blanche, et déposa son contenu pêle-mêle, paquets, valises et voyageurs, sous une grande porte cochère éclairée d'une chétive lanterne. Mon compagnon français me salua et me quitta. Je n'étais pas fâché d'arriver, j'étais assez fatigué. J'allais entrer bravement dans la maison, quand un homme me prit le bras et me barra le passage avec quelques vives paroles en allemand, parfaitement inintelligibles pour moi. Je me récriai en bon français, et je m'adressai aux personnes qui m'entouraient ; mais il n'y avait plus là que des voyageurs prussiens, autrichiens, badois, emportant l'un sa malle, l'autre son portemanteau, tous fort allemands et fort endormis. Mes réclamations les éveillèrent pourtant un peu, et ils me répondirent. Mais pas un mot de français chez eux, pas un mot d'allemand chez moi. Nous baragouinions de part et d'autre à qui mieux mieux. Je finis cependant par comprendre que cette porte cochère n'était pas un hôtel ; c'était la maison de la poste, et rien de plus. Comment faire ? Où aller ? Ici on ne me comprenait plus. Je les aurais bien suivis ; mais la plupart étaient des fribourgeois qui rentraient chez eux, et ils s'en allaient tous de différents côtés. J'eus le déboire de les voir partir ainsi les uns après les autres jusqu'au dernier, et au bout de cinq minutes je restai seul sous la porte cochère. La voiture était repartie. Ici, je m'aperçus que mon sac de nuit, qui contenait non seulement mes hardes, mais encore mon argent, avait disparu. Cela commençait à devenir tragique. Je reconnus que c'était là un cas providentiel ; et, me trouvant ainsi tout à coup sans habits, sans argent et sans gîte, perdu chez les sarmates, qui plus est, je pris à droite, et je me mis à marcher devant moi. J'étais assez rêveur.
Lettre XXXI

.

 
 

Victor Hugo, Le Rhin, lettres à un ami, Lettre XXXI.