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Première rencontre
Comme je revenais à l'auberge, minuit sonnait. Toute la ville était
noire comme un four. Tout à coup un bruit d'ouragan se fit entendre
à l'extrémité d'une rue étroite, jusqu'à
ce moment parfaitement paisible et en apparence incapable d'aucun tapage
nocturne. C'était la malle-poste qui arrivait. Elle s'arrêta
à quelques pas de mon auberge. Il y avait précisément
une place vide, tout était pour le mieux. Ce sont vraiment de fort
élégantes et fort commodes voitures que ces nouvelles malles
; on y est assis comme dans son fauteuil, les jambes à l'aise,
avec des oreillons à droite et à gauche si l'on ferme les
yeux, et une large vitre devant soi si on les ouvre.
Lettre IV
Deuxième expérience
J'ai eu, du reste, peu d'aventures ; j'ai passé deux nuits en malle-poste,
ce qui m'a laissé une haute idée de la solidité de
notre machine humaine. C'est une horrible chose qu'une nuit en malle-poste.
Au moment du départ tout va bien, le postillon fait claquer son
fouet, les grelots des chevaux babillent joyeusement, on se sent dans
une situation étrange et douce, le mouvement de la voiture donne
à l'esprit de la gaîté et le crépuscule de
la mélancolie. Peu à peu la nuit tombe, la conversation
des voisins languit, on sent ses paupières s'alourdir, les lanternes
de la malle s'allument, elle relaie, puis repart comme le vent ; il fait
tout à fait nuit, on s'endort. C'est précisément
ce moment-là que la route choisit pour devenir affreuse ; les bosses
et les fondrières s'enchevêtrent ; la malle se met à
danser. Ce n'est plus une route, c'est une chaîne de montagnes avec
ses lacs et ses crêtes, qui doit faire des horizons magnifiques
aux fourmis. Alors deux mouvements contraires s'emparent de la voiture
et la secouent avec rage comme deux énormes mains qui l'auraient
empoignée en passant ; un mouvement d'avant en arrière et
d'arrière en avant, et un mouvement de gauche à droite et
de droite à gauche, - le tangage et le roulis. Il résulte
de cette heureuse complication que toute secousse se multiplie par elle-même
à la hauteur des essieux, et qu'elle monte à la troisième
puissance dans l'intérieur de la voiture ; si bien qu'un caillou
gros comme le poing vous fait cogner huit fois de suite la tête
au même endroit, comme s'il s'agissait d'y enfoncer un clou. C'est
charmant. à dater de ce moment-là, on n'est plus dans une
voiture, on est dans un tourbillon. Il semble que la malle soit entrée
en fureur. La confortable malle inventée par M Conte se métamorphose
en une abominable patache, le fauteuil Voltaire n'est plus qu'un infâme
tape-cul. On saute, on danse, on rebondit, on rejaillit contre son voisin,
- tout en dormant. Car c'est là le beau de la chose, on dort. Le
sommeil vous tient d'un côté, l'infernale voiture de l'autre.
De là un cauchemar sans pareil. Rien n'est comparable aux rêves
d'un sommeil cahoté. On dort et l'on ne dort pas, on est tout à
la fois dans la réalité et dans la chimère. C'est
le rêve amphibie. De temps en temps on entr'ouvre la paupière.
Tout a un aspect difforme, surtout s'il pleut, comme il faisait l'autre
nuit. Le ciel est noir, ou plutôt il n'y a pas de ciel, il semble
qu'on aille éperdument à travers un gouffre ; les lanternes
de la voiture jettent une lueur blafarde qui rend monstrueuse la croupe
des chevaux ; par intervalles, de farouches tignasses d'ormeaux apparaissent
brusquement dans la clarté, et s'évanouissent ; les flaques
d'eau pétillent et frémissent sous la pluie comme une friture
dans la poêle ; les buissons prennent des airs accroupis et hostiles
; les tas de pierres ont des tournures de cadavres gisants ; on regarde
vaguement ; les arbres de la plaine ne sont plus des arbres, ce sont des
géants hideux qu'on croit voir s'avancer lentement vers le bord
de la route ; tout vieux mur ressemble à une énorme mâchoire
édentée. Tout à coup un spectre passe en étendant
les bras. Le jour, ce serait tout bonnement le poteau du chemin, et il
vous dirait honnêtement : route de Coulommiers à Sézanne.
La nuit, c'est une larve horrible qui semble jeter une malédiction
au voyageur. Et puis, je ne sais pourquoi on a l'esprit plein d'images
de serpents ; c'est à croire que des couleuvres vous rampent dans
le cerveau ; la ronce siffle au bord du talus comme une poignée
d'aspics ; le fouet du postillon est une vipère volante qui suit
la voiture et cherche à vous mordre à travers la vitre ;
au loin, dans la brume, la ligne des collines ondule comme le ventre d'un
boa qui digère, et prend dans les grossissements du sommeil la
figure d'un dragon prodigieux qui entourerait l'horizon. Le vent râle
comme un cyclope fatigué et vous fait rêver à quelque
ouvrier effrayant qui travaille avec douleur dans les ténèbres.
- Tout vit de cette vie affreuse que les nuits d'orage donnent aux choses.
Les villes qu'on traverse se mettent aussi à danser, les rues montent
et descendent perpendiculairement, les maisons se penchent pêle-mêle
sur la voiture, et quelques-unes y regardent avec des yeux de braise.
Ce sont celles qui ont encore des fenêtres éclairées.
Vers cinq heures du matin, on se croit brisé ; le soleil se lève,
on n'y pense plus.
Voilà ce que c'est qu'une nuit en malle-poste, et je vous parle
ici des nouvelles malles, qui sont d'ailleurs d'excellentes voitures le
jour, quand la route est bonne, - ce qui est rare en France.
Lettre XXIX
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