Œil de l'ours

   
 

Je me rappelle qu'il y a sept ou huit ans j'étais allé à Claye, à quelques lieues de Paris. Pourquoi ? Je ne m'en souviens plus, je trouve seulement dans mon livre de notes ces quelques lignes. Je vous les transcris, parce qu'elles font, pour ainsi dire, partie de la chose quelconque que je veux vous raconter :
-"Un canal au rez-de-chaussée, un cimetière au premier étage, quelques maisons au second, voilà Claye. Le cimetière occupe une terrasse avec balcon sur le canal, d'où les mânes des paysans de Claye peuvent entendre passer les sérénades, s'il y en a, sur le bateau-poste de Paris à Meaux, qui fait quatre lieues à l'heure. Dans ce pays-là on n'est pas enterré, on est enterrassé. C'est un sort comme un autre." -
Je m'en revenais à Paris à pied ; j'étais parti d'assez grand matin, et vers midi, les beaux arbres de la forêt de Bondy m'invitant, à un endroit où le chemin tourne brusquement, je m'assis, adossé à un chêne, sur un talus d'herbe, les pieds pendants dans un fossé, et je me mis à crayonner sur mon livre vert la note que vous venez de lire.
Comme j'achevais la quatrième ligne, - que je vois aujourd'hui sur le manuscrit séparée de la cinquième par un assez large intervalle, - je lève vaguement les yeux, et j'aperçois, de l'autre côté du fossé, sur le bord de la route, devant moi, à quelques pas, un ours qui me regardait fixement. En plein jour on n'a pas de cauchemar ; on ne peut être dupe d'une forme, d'une apparence, d'un rocher difforme ou d'un tronc d'arbre absurde. lo que puede un sastre est formidable la nuit ; mais à midi, par un soleil de mai, on n'a pas d'hallucination. C'était bien un ours, un ours vivant, un véritable ours, parfaitement hideux du reste. Il était gravement assis sur son séant, me montrant le dessous poudreux de ses pattes de derrière, dont je distinguais toutes les griffes, ses pattes de devant mollement croisées sur son ventre. Sa gueule était entr'ouverte ; une de ses oreilles, déchirée et saignante, pendait à demi ; sa lèvre inférieure, à moitié arrachée, laissait voir ses crocs déchaussés ; un de ses yeux était crevé, et avec l'autre il me regardait d'un air sérieux.
Il n'y avait pas un bûcheron dans la forêt, et le peu que je voyais du chemin à cet endroit-là était absolument désert.
Je n'étais pas sans éprouver quelque émotion. On se tire parfois d'affaire avec un chien en l'appelant Fox, Soliman ou Azor ; mais que dire à un ours ? D'où venait cet ours ? Que signifiait cet ours dans la forêt de Bondy, sur le grand chemin de Paris à Claye ? à quoi rimait ce vagabond d'un nouveau genre ? - C'était fort étrange, fort ridicule, fort déraisonnable et après tout fort peu gai. J'étais, je vous l'avoue, très perplexe. Je ne bougeais pas cependant ; je dois dire que l'ours, de son côté, ne bougeait pas non plus ; il me paraissait même, jusqu'à un certain point, bienveillant. Il me regardait aussi tendrement que peut regarder un ours borgne. A tout prendre, il ouvrait bien la gueule, mais il l'ouvrait comme on ouvre une bouche. Ce n'était pas un rictus, c'était un bâillement ; ce n'était pas féroce, c'était presque littéraire. Cet ours avait je ne sais quoi d'honnête, de béat, de résigné et d'endormi ; et j'ai retrouvé depuis cette expression de physionomie à de vieux habitués de théâtre qui écoutaient des tragédies. En somme, sa contenance était si bonne, que je résolus aussi, moi, de faire bonne contenance. J'acceptai l'ours pour spectateur, et je continuai ce que j'avais commencé. Je me mis donc à crayonner sur mon livre la cinquième ligne de la note ci-dessus, laquelle cinquième ligne, comme je vous le disais tout à l'heure, est sur mon manuscrit très écartée de la quatrième ; ce qui tient à ce que, en commençant à l'écrire, j'avais les yeux fixés sur l'œil de l'ours.

 
 

Victor Hugo, Le Rhin, lettres à un ami, Lettre XX.