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Vous autres parisiens, vous êtes tellement accoutumés
au spectacle d'une ville en crue perpétuelle, que vous avez fini
par n'y plus prendre garde. Il se fait autour de vous comme une continuelle
végétation de charpente et de pierre. La ville pousse comme
une forêt. On dirait que les fondations de vos demeures ne sont
pas des fondations, mais des racines, de vivantes racines où la
sève coule. La petite maison devient grande maison aussi naturellement,
ce semble, que le jeune chêne devient grand arbre. Vous entendez
presque nuit et jour le marteau et la scie, la grue qu'on dresse, l'échelle
qu'on porte, l'échafaud qu'on pose, la poulie et le treuil, le
câble qui crie, la pierre qui monte, le bruit de la rue qu'on pave,
le bruit de l'édifice qu'on bâtit. Chaque semaine, c'est
un essai nouveau ; grès taillé, lave de Volvic, macadamisage,
dallage de bitume, pavage de bois. Vous vous absentez deux mois, à
votre retour vous trouvez tout changé. Devant votre porte il y
avait un jardin, il y a une rue ; une rue toute neuve, mais complète,
avec des maisons de huit étages, des boutiques au rez-de-chaussée,
des habitants du haut en bas, des femmes aux balcons, des encombrements
sur la chaussée, la foule sur les trottoirs. Vous ne vous frottez
pas les yeux, vous ne criez pas au miracle, vous ne croyez pas rêver
tout éveillés. Non, vous trouvez cela tout simple. Eh bien,
qu'est-ce que c'est ? Une rue nouvelle, voilà tout. Une chose seulement
vous étonne ; le locataire du jardin avait un bail, comment cela
s'est-il arrangé ? Un voisin vous l'explique. Le locataire avait
quinze cents francs de loyer ; on lui a donné cent mille francs
pour s'en aller, et il s'en est allé. Cela redevient tout simple.
Où s'arrêtera cette croissance de Paris ? Qui peut le dire ? Paris a déjà débordé cinq enceintes fortifiées,
on parle de lui en faire une sixième ; avant un demi-siècle
il l'aura emplie, puis il passera outre. Chaque année, chaque jour,
chaque heure, par une sorte de lente et irrésistible infiltration,
la ville se répand dans les faubourgs et les faubourgs deviennent
des villes, et les faubourgs deviennent la ville. Et, je le répète,
cela ne vous émerveille en rien, vous autres parisiens. Mon dieu ! La population augmente, il faut bien que la ville s'accroisse. Que vous
importe ? Vous êtes à vos affaires. Et quelles affaires !
Les affaires du monde. Avant-hier une révolution, hier une émeute,
aujourd'hui le grand et saint travail de la civilisation, de la paix et
de la pensée. Que vous importe le mouvement des pierres dans votre
banlieue, à vous, parisiens, qui faites le mouvement des esprits
dans l'Europe et dans l'univers ? Les abeilles ne regardent pas la ruche,
elles regardent les fleurs ; vous ne regardez pas votre ville, vous regardez
les idées.
Et vous ne songez même pas, au milieu de ce formidable et vivant
Paris, qui était la grande ville et qui devient la ville géante,
qu'ailleurs il y a des cités qui décroissent et qui meurent.
Worms est une de ces villes.
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