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Panier à salade
Au moment où j'allais m'y installer très voluptueusement,
un vacarme tellement étrange, mêlé de cris, de bruit
de roues et de piétinements de chevaux, éclata dans une
autre petite rue noire, que, malgré le courrier, qui ne me donnait
pas cinq minutes, j'y courus en toute hâte. En entrant dans la petite
rue, voilà ce que j'y vis. - Au pied d'une grosse muraille, qui
avait cet aspect odieux et glacial particulier aux murs des prisons, une
porte basse, cintrée, armée d'énormes verrous, était
ouverte. à quelques pas de cette porte stationnait, entre deux
gendarmes à cheval, une espèce de carriole lugubre à
demi entrevue dans l'obscurité. Entre la carriole et le guichet
se débattait un groupe de quatre à cinq hommes entraînant
vers la voiture une femme qui poussait des cris effrayants. Une lanterne
sourde, portée par un homme qui disparaissait dans l'ombre qu'elle
projetait, éclairait funèbrement cette scène. La
femme, une robuste campagnarde d'une trentaine d'années, résistait
éperdument aux cinq hommes, hurlait, frappait, égratignait,
mordait, et par moments un rayon de la lanterne tombait sur sa tête
échevelée et sinistre comme la figure même du désespoir.
Elle avait saisi un des barreaux de fer du guichet et s'y tenait cramponnée.
Comme j'approchais, les hommes firent un effort violent, l'arrachèrent
du guichet et la portèrent d'un bond jusqu'à la voiture.
Cette voiture, que la lanterne éclaira alors vivement, n'avait
d'autre ouverture que de petits trous ronds grillés aux deux faces
latérales et une porte pratiquée à l'arrière
et fermée en dehors par de gros verrous. L'homme au falot tira
les verrous, la porte s'ouvrit et l'intérieur de la carriole apparut
brusquement. C'était une espèce de boîte, sans jour
et presque sans air, divisée en deux compartiments oblongs par
une épaisse cloison qui la coupait transversalement. La portière
unique était disposée de manière qu'une fois verrouillée
elle revenait toucher la cloison du haut en bas et fermait à la
fois les deux compartiments. Aucune communication n'était possible
entre les deux cellules, garnies, pour tout siège, d'une planche
percée d'un trou. La case de gauche était vide ; mais celle
de droite était occupée. Il y avait là, dans l'angle,
à demi accroupi comme une bête fauve, posé en travers
sur le banc faute d'espace pour ses genoux, un homme, -si cela peut s'appeler
encore un homme, -une espèce de spectre au visage carré,
au crâne plat, aux tempes larges, aux cheveux grisonnants, aux membres
courts, poilus et trapus, vêtu d'un vieux pantalon de toile trouée
et d'un haillon qui avait été un sarrau. Le misérable
avait les deux jambes étroitement liées par des nœuds redoublés
qui montaient presque jusqu'aux jarrets. Son pied droit disparaissait
dans un sabot ; son pied gauche déchaussé était enveloppé
de linges ensanglantés qui laissaient voir d'horribles doigts meurtris
et malades. Cet être hideux mangeait paisiblement un morceau de
pain noir. Il ne paraissait faire aucune attention à ce qui se
passait autour de lui. Il ne s'interrompit même pas pour voir la
malheureuse compagne qu'on lui amenait. Elle cependant, la tête
renversée en arrière, résistant toujours aux argousins
qui s'efforçaient de la pousser dans le compartiment vide, continuait
de crier : - Je ne veux pas ! Jamais ! Jamais ! Tuez-moi plutôt ! - Elle n'avait pas encore vu l'autre. Tout à coup, dans une de
ses convulsions, ses yeux tombèrent dans la voiture et aperçurent
dans l'ombre l'affreux prisonnier. Alors ses cris cessèrent subitement,
ses genoux ployèrent, elle se détourna en tremblant de tous
ses membres, et à peine eut-elle la force de dire avec une voix
éteinte, mais avec une expression d'angoisse que je n'oublierai
de ma vie : - Oh ! Cet homme !
En ce moment-là l'homme la regarda d'un air farouche et stupide,
comme un tigre et un paysan qu'il était. J'avoue qu'ici je n'y
pus résister. Il était clair que c'était une voleuse,
peut-être même quelque chose de pis, que la gendarmerie transférait
d'un lieu à l'autre dans un de ces odieux véhicules que
les gamins de Paris appellent métaphoriquement paniers à
salade ; mais enfin c'était une femme. Je crus devoir intervenir,
et j'interpellai les argousins. Ils ne se détournèrent même
pas ; seulement, un digne gendarme, qui eût certainement demandé
ses papiers à don Quichotte, profita de l'occasion pour me sommer
d'exhiber mon passeport. Justement, je venais de remettre ce chiffon au
courrier de la malle. Pendant que je m'expliquais avec le gendarme, les
guichetiers firent un dernier effort, plongèrent la femme à
demi morte dans la carriole, fermèrent la portière, poussèrent
les verrous ; et, à l'instant où je me tournais vers eux,
il n'y avait plus dans la rue que le retentissement des roues de la voiture
et du galop de l'escorte qui s'enfonçaient ensemble à grand
bruit dans les ténèbres.
Lettre IV
Cachot
La troisième salle ressemble à la première ; seulement
elle est beaucoup plus obscure. Les meurtrières ont été
comblées et se sont transformées en soupiraux. Dans chaque
entrecolonnement il y avait un cachot. On a jeté bas les cloisons,
et les compartiments qu'avaient remplis tant de misères diverses
pendant trois siècles se sont effacés. C'est le cinquième
de ces compartiments que Bonivard a rendu célèbre. Il ne
reste plus de son cachot que le pilier, de la chaîne de ses pieds
qu'un anneau scellé dans ce même pilier, de la chaîne
de son cou qu'un trou dans la pierre. L'anneau de cette chaîne a
été arraché. Je suis resté longtemps comme
rivé moi-même à ce pilier, autour duquel ce libre
penseur a tourné pendant six ans comme une bête fauve. Il
ne pouvait se coucher -sur le roc - qu'à grand'peine et sans pouvoir
allonger ses membres. Il n'avait en effet d'autres distractions que les
distractions des bêtes fauves renfermées. Il usait le bas
du pilier avec son talon. J'ai mis ma main dans le trou qu'il a fait ainsi.
Et il marquait, en l'usant de même avec le pied, la saillie de granit
où sa chaîne lui permettait d'atteindre. Pour tout horizon
il avait la hideuse muraille de roc vif opposée au mur qui trempe
dans le lac. - Voilà dans quelles cages on mettait la pensée
en 1530.
Lettre XXXIX
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