Rêverie

   
 

Je commençais à avoir besoin d'aide. La lune éclairait ma route, ce qui me convenait fort. En même temps, mon ombre se mit à marcher à côté de moi comme pour me tenir compagnie. Dix minutes après, j'étais au haut de la montagne. D'en bas, je ne la croyais pas si haute. Soit dit en passant, c'est un peu l'histoire de toutes les grandes choses vues d'en bas. De là les jugements diminuants et étroits des petits hommes sur les grands hommes.
Il n'y avait dans le ciel que la lune. Ni un nuage ni une étoile. C'était ce grand jour de la nuit qui arrive une fois par mois. Au sommet du mont, vaste croupe couverte de bruyères et rasée par le vent, ce que j'avais sous les yeux n'était pas un paysage, mais une grande carte géographique presque circulaire, estompée par la distance et la vapeur, comme celle que dut voir Jésus-Christ quand Satan le transporta sur la montagne pour lui offrir les royaumes de la terre. Par parenthèse, faire une pareille proposition à celui qui se sait Dieu et qu'on sait Dieu, offrir les royaumes de la terre à celui qui a les royaumes du ciel, c'est là un trait de stupidité, disons-le entre nous, que j'ai peine à comprendre de la part de cette espèce de Voltaire antédiluvien que nous appelons le diable.

 
 

Victor Hugo, Le Rhin, lettres à un ami, Lettre XXVIII.