Bagage

   
 

Comme je venais de prendre terre et pendant que je regardais le pauvre diable à la brouette, je ne m'étais pas aperçu que mon sac de nuit, laissé sur l'herbe à mes pieds par le batelier, avait subitement disparu. Cependant un bruit de roues en mouvement me fit tourner la tête ; c'était mon sac de nuit qui s'en allait sur la charrette à bras gaillardement traînée par l'homme à la pipe. L'autre me regardait tristement, sans faire un pas, sans risquer un geste, sans dire un mot, avec un air d'opprimé qui se résigne auquel je ne comprenais rien du tout. Je courus après mon sac de nuit.
– Eh ! L'ami ! criai-je à l'homme, où allez-vous comme cela ?
Le bruit de sa charrette, la fumée de sa pipe, et peut-être aussi la conscience de son importance, l'empêchaient de m'entendre. J'arrive essoufflé près de lui, et je répète ma question.
– Où nous allons ? dit-il en français et sans s'arrêter.
– Oui, repris-je.
– Pardieu, fit-il, là !
Et il montrait d'un hochement de tête la maison blanche, qui n'était plus qu'à un jet de pierre.
– Eh ! Qu'est cela ? lui dis-je.
– Eh ! C'est l'hôtel.
– Ce n'est pas là que je vais.
Il s'arrêta court. Il me regarda, comme le patron du dampfschiff, de l'air le plus stupéfait ; puis, après un moment de silence, il ajouta avec cette fatuité propre aux aubergistes qui se sentent seuls dans un lieu désert et qui se donnent le luxe d'être insolents parce qu'ils se croient indispensables :
– Monsieur couche dans les champs ?
Je ne crus pas devoir m'émouvoir.
– Non, lui dis-je ; je vais à la ville.
– Où ça, la ville ?
– A Worms.
– Comment, à Worms ?
– A Worms !
– A Worms ?
– A Worms !
– Ah ! reprit l'homme.
Que de choses il peut y avoir dans un ah ! Je n'oublierai jamais celui-là. Il y avait de la surprise, de la colère, du mépris, de l'indignation, de la raillerie, de l'ironie, de la pitié, un regret profond et légitime de mes thalers et de mes silbergrossen, et, en somme, une certaine nuance de haine. Ce ah ! voulait dire : qu'est-ce que c'est que cet homme-là ? Avec quel sac de nuit me suis-je fourvoyé ? Cela va à Worms ! Qu'est-ce que cela va faire à Worms ? Quelque intrigant ! Quelque banqueroutier qui se cache ! Donnez-vous donc la peine de bâtir une auberge sur les bords du Rhin pour de pareils voyageurs ! Cet homme me frustre. Aller à Worms, c'est stupide ! Il eût bien dépensé chez moi dix francs de France ; il me les doit ! C'est un voleur. Est-il bien sûr qu'il ait le droit d'aller ailleurs ? Mais c'est abominable, cela ! Et dire que je me suis commis jusqu'à lui porter ses effets ! Un mauvais sac de nuit ! Voilà un beau voyageur, qui n'a qu'un sac de nuit ! Quelles guenilles y a-t-il là dedans ? A-t-il une chemise seulement ? Au fait, il est visible que ce français n'a pas le sou. Il s'en serait probablement allé sans payer. Quels aventuriers on peut rencontrer cependant ! à quoi est-on exposé ! Je devrais peut-être offrir celui-ci à la maréchaussée. Mais, bah, il faut en avoir pitié. Qu'il aille où il voudra. à Worms, au diable ! Je fais aussi bien de le planter là, au beau milieu de la route, avec sa sacoche !
O mon ami ! Avez-vous remarqué comme il y a de grands discours qui sont vides et des monosyllabes qui sont pleins ?
Tout cela dit dans cet ah ! Il saisit ma " sacoche " et la jeta à terre.
Puis il s'éloigna majestueusement avec sa charrette. Je crus devoir faire quelques remontrances.
– Eh bien, lui dis-je, vous vous en allez ainsi ? Vous me laissez là avec mon sac de nuit ? Mais, que diable ! Prenez au moins la peine de le reporter où vous l'avez pris.
Il continuait de s'éloigner.
– Eh ! rustre ! lui criai-je.
Mais il n'entendait plus le français ; il poursuivit son chemin en sifflant.
Il fallait bien en prendre mon parti. J'aurais pu courir après lui, me fâcher, m'emporter ; mais que faire d'un rustre, à moins qu'on ne l'assomme ? Et, pour tout dire, en me comparant à cet homme, je doute que de nous deux l'assommé eût été lui. La nature, qui ne veut pas de l'égalité, ne l'avait pas voulue entre ce teuton et moi. évidemment, là, au crépuscule, en plein air, sur la grande route, j'étais l'inférieur et lui le supérieur.
O loi souveraine du coup de poing, devant laquelle tous les passants sont parfaitement inégaux ! dura lex, sed lex !
Je me résignai donc.
Je ramassai mon sac de nuit et le pris sous mon bras ; puis je m'orientai.

 
 

Victor Hugo, Le Rhin, lettres à un ami, Lettre XXVI.