|
Saint-Goar
Saint-Goar, 17 août.
Vous savez, je vous l'ai dit souvent, j'aime les fleuves. Les fleuves
charrient les idées aussi bien que les marchandises. Tout a son
rôle magnifique dans la création. Les fleuves, comme d'immenses
clairons, chantent à l'océan la beauté de la terre,
la culture des champs, la splendeur des villes et la gloire des hommes.
Et, je vous l'ai dit aussi, entre tous les fleuves, j'aime le Rhin. La
première fois que j'ai vu le Rhin, c'était il y a un an,
à Kehl, en passant le pont de bateaux. La nuit tombait, la voiture
allait au pas. Je me souviens que j'éprouvai alors un certain respect
en traversant le vieux fleuve. J'avais envie de le voir depuis longtemps.
Ce n'est jamais sans émotion que j'entre en communication, j'ai
presque dit en communion, avec ces grandes choses de la nature qui sont
aussi de grandes choses dans l'histoire. Ajoutez à cela que les
objets les plus disparates me présentent, je ne sais pourquoi,
des affinités et des harmonies étranges. Vous souvenez-vous,
mon ami, du Rhône à la Valserine ? - Nous l'avons vu ensemble
en 1825, dans ce doux voyage de Suisse qui est un des souvenirs lumineux
de ma vie. Nous avions alors vingt ans ! - Vous rappelez-vous avec quel
cri de rage, avec quel rugissement féroce le Rhône se précipitait
dans le gouffre, pendant que le frêle pont de bois tremblait sous
nos pieds ? Eh bien, depuis ce temps-là, le Rhône éveillait
dans mon esprit l'idée du tigre, le Rhin y éveillait l'idée
du lion.
Ce soir-là, quand je vis le Rhin pour la première fois,
cette idée ne se dérangea pas. Je contemplai longtemps ce
fier et noble fleuve, violent, mais sans fureur ; sauvage, mais majestueux.
Il était enflé et magnifique au moment où je le traversais.
Il essuyait aux bateaux du pont sa crinière fauve, sa barbe
limoneuse, comme dit Boileau. Ses deux rives se perdaient dans le
crépuscule. Son bruit était un rugissement puissant et paisible.
Je lui trouvais quelque chose de la grande mer.
Oui, mon ami, c'est un noble fleuve, féodal, républicain,
impérial, digne d'être à la fois français et
allemand. Il y a toute l'histoire de l'Europe considérée
sous ses deux grands aspects, dans ce fleuve des guerriers et des penseurs,
dans cette vague superbe qui fait bondir la France, dans ce murmure profond
qui fait rêver l'Allemagne.
Le Rhin réunit tout. Le Rhin est rapide comme le Rhône, large
comme la Loire, encaissé comme la Meuse, tortueux comme la Seine,
limpide et vert comme la Somme, historique comme le Tibre, royal comme
le Danube, mystérieux comme le Nil, pailleté d'or comme
un fleuve d'Amérique, couvert de fables et de fantômes comme
un fleuve d'Asie.
Lettre XIV
Bâle
Du haut des clochers la vue est admirable. J'avais sous mes pieds, à
une profondeur de trois cent cinquante pieds, le Rhin large et vert ;
autour de moi le grand Bâle, devant moi le petit Bâle ; car
le Rhin a fait de la ville deux morceaux ; et, comme dans toutes les villes
que coupe une rivière, un côté s'est développé
aux dépens de l'autre. à Paris, c'est la rive droite ; à
Bâle, c'est la rive gauche. Les deux Bâle communiquent par
un long pont de bois, souvent rudoyé par le Rhin, qui n'a plus
de piles de pierre que d'un seul côté, et au centre duquel
se découpe une jolie tourelle-guérite du quinzième
siècle. Les deux villes font au Rhin des deux côtés
une broderie ravissante de pignons taillés, de façades gothiques,
de toits à girouettes, de tourelles et de tours. Cet ourlet d'anciennes
maisons se répète sur le Rhin et s'y renverse. Le pont reflété
prend l'aspect étrange d'une grande échelle couchée
d'une rive à l'autre. Des bouquets d'arbres et une foule de jardins
suspendus aux devantures des maisons se mêlent aux zigzags de toutes
ces vieilles architectures. Les croupes des églises, les tours
des enceintes fortifiées, font de gros nœuds sombres auxquels se
rattachent, de temps en temps, les lignes capricieuses qui courent en
tumulte des clochers aux pignons, des pignons aux lucarnes. Tout cela
rit, chante, parle, jase, jaillit, rampe, coule, marche, danse, brille
au milieu d'une haute clôture de montagnes qui ne s'ouvre à
l'horizon que pour laisser passer le Rhin.
Lettre XXXIII
La cataracte du Rhin
Je suis descendu un peu plus bas, vers le gouffre. Le ciel était
gris et voilé. La cascade fait un rugissement de tigre. Bruit effrayant,
rapidité terrible. Poussière d'eau, tout à la fois
fumée et pluie. à travers cette brume on voit la cataracte
dans tout son développement. Cinq gros rochers la coupent en cinq
nappes d'aspects divers et de grandeurs différentes. On croit voir
les cinq piles rongées d'un pont de titans. L'hiver, les glaces
font des arches bleues sur ces culées noires.
Le plus rapproché de ces rochers est d'une forme étrange
; il semble voir sortir de l'eau pleine de rage la tête hideuse
et impassible d'une idole hindoue, à trompe d'éléphant.
Des arbres et des broussailles qui s'entremêlent à son sommet
lui font des cheveux hérissés et horribles.
à l'endroit le plus épouvantable de la chute, un grand rocher
disparaît et reparaît sous l'écume comme le crâne
d'un géant englouti, battu depuis six mille ans de cette douche
effroyable.
Le guide continue son monologue. -la chute du Rhin est à une lieue
de Schaffhouse. La masse du fleuve tout entière tombe là
d'une hauteur de " septante pieds ".
L'âpre sentier qui descend du château de Laufen à l'abîme
traverse un jardin. Au moment où je passais, assourdi par la formidable
cataracte, un enfant, habitué à faire ménage avec
cette merveille du monde, jouait parmi des fleurs et mettait en chantant
ses petits doigts dans des gueules-de-loup roses.
Ce sentier a des stations variées, où l'on paie un peu de
temps en temps. La pauvre cataracte ne saurait travailler pour rien. Voyez
la peine qu'elle se donne. Il faut bien qu'avec toute cette écume
qu'elle jette aux arbres, aux rochers, aux fleuves, aux nuages, elle jette
aussi un peu quelques gros sous dans la poche de quelqu'un. C'est bien
le moins.
Je suis parvenu par ce sentier jusqu'à une façon de balcon
branlant pratiqué tout au fond, sur le gouffre et dans le gouffre.
Là, tout vous remue à la fois. On est ébloui, étourdi,
bouleversé, terrifié, charmé. On s'appuie à
une barrière de bois qui tremble. Des arbres jaunis, - c'est l'automne,
- des sorbiers rouges entourent un petit pavillon dans le style du café
turc, d'où l'on observe l'horreur de la chose. Les femmes se couvrent
d'un collet de toile cirée (un franc par personne). On est enveloppé
d'une effroyable averse tonnante.
De jolis petits colimaçons jaunes se promènent voluptueusement
sous cette rosée sur le bord du balcon. Le rocher qui surplombe
au-dessus du balcon pleure goutte à goutte dans la cascade. Sur
la roche qui est au milieu de la cataracte, se dresse un chevalier troubadour
en bois peint appuyé sur un bouclier rouge à croix blanche.
Un homme a dû risquer sa vie pour aller planter ce décor
de l'ambigu au milieu de la grande et éternelle poésie de
Jéhovah.
Les deux géants qui redressent la tête, je veux dire les
deux plus grands rochers, semblent se parler. Ce tonnerre est leur voix.
Au-dessus d'une épouvantable croupe d'écume, on aperçoit
une maisonnette paisible avec son petit verger. On dirait que cette affreuse
hydre est condamnée à porter éternellement sur son
dos cette douce et heureuse cabane.
Je suis allé jusqu'à l'extrémité du balcon
; je me suis adossé au rocher.
L'aspect devient encore plus terrible. C'est un écroulement effrayant.
Le gouffre hideux et splendide jette avec rage une pluie de perles au
visage de ceux qui osent le regarder de si près. C'est admirable.
Les quatre grands gonflements de la cataracte tombent, remontent et redescendent
sans cesse. On croit voir tourner devant soi les quatre roues fulgurantes
du char de la tempête.
Le pont de bois était inondé. Les planches glissaient. Des
feuilles mortes frissonnaient sous mes pieds. Dans une anfractuosité
du roc, j'ai remarqué une petite touffe d'herbe desséchée.
Desséchée sous la cataracte de Schaffhouse ! Dans ce déluge,
une goutte d'eau lui a manqué. Il y a des cœurs qui ressemblent
à cette touffe d'herbe. Au milieu du tourbillon des prospérités
humaines, ils se dessèchent. Hélas ! C'est qu'il leur a
manqué cette goutte d'eau qui ne sort pas de la terre, mais qui
tombe du ciel, l'amour !
Lettre XXXVIII
|