Transports

   
 

Carriole et charrette
À A La Ferté-Sous-Jouarre, j'ai loué la première carriole venue, en ne m'informant guère que d'une chose : a-t-elle la voie, et les roues sont-elles bonnes ? Et je m'en suis allé à Montmirail. Rien dans cette petite ville qu'un assez frais paysage à l'entrée de deux belles allées d'arbres. Le reste, le château excepté, est un fouillis de masures.
Lundi, vers cinq heures du soir, je quittai Montmirail en me dirigeant vers la route de Sézanne à Epernay. Une heure après, j'étais à Vaux-Champs, et je traversais le fameux champ de bataille. Un moment avant d'y arriver, j'avais rencontré sur la route une charrette bizarrement chargée. Pour attelage, un âne et un cheval. Sur la voiture, des casseroles, des chaudrons, de vieux coffres, des chaises de paille, un tas de meubles ; à l'avant, dans une espèce de panier, trois petits enfants presque nus ; à l'arrière, dans un autre panier, des poules. Pour conducteur, un homme en blouse, à pied, portant un enfant sur son dos. A quelques pas, une femme marchant aussi et portant aussi un enfant, mais dans son ventre. Tout ce déménagement se hâtait vers Montmirail, comme si la grande bataille de 1814 allait recommencer. - Oui, me disais-je, on devait rencontrer ici de ces charrettes-là il y a vingt-cinq ans. -je me suis informé ; ce n'était pas un déménagement, c'était une expatriation. Cela n'allait pas à Montmirail, cela allait en Amérique. Cela ne fuyait pas une bataille, cela fuyait la misère. En deux mots, cher ami, c'était une famille de pauvres paysans alsaciens émigrants à qui l'on promet des terres dans l'Ohio et qui s'en vont de leur pays sans se douter que Virgile a fait sur eux les plus beaux vers du monde il y a deux mille ans.
Lettre II

Malle-poste
Vers quatre heures du matin, je me suis réveillé. Un vent frais me frappait le visage, la voiture, lancée au grand galop, penchait en avant, nous descendions la fameuse côte de Saverne.
C'est là une des belles impressions de ma vie. La pluie avait cessé, les brumes se dispersaient aux quatre vents, le croissant traversait rapidement les nuées et par moments voguait librement dans un trapèze d'azur comme une barque dans un petit lac. Une brise, qui venait du Rhin, faisait frissonner les arbres au bord de la route. De temps en temps ils s'écartaient et me laissaient voir un abîme vague et éblouissant ; au premier plan, une futaie sous laquelle se dérobait la montagne ; en bas, d'immenses plaines avec des méandres d'eau reluisant comme des éclairs ; au fond, une ligne sombre, confuse et épaisse, - la Forêt-Noire, - tout un panorama magique entrevu au clair de lune. Ces spectacles inachevés ont peut-être plus de prestige encore que les autres. Ce sont des rêves qu'on touche et qu'on regarde. Je savais que j'avais sous les yeux la France, l'Allemagne et la Suisse, Strasbourg avec sa flèche, la Forêt-Noire avec ses montagnes, le Rhin avec ses détours ; je cherchais tout, je supposais tout, et je ne voyais rien. Je n'ai jamais éprouvé de sensation plus extraordinaire. Mêlez à cela l'heure, la course, les chevaux emportés par la pente, le bruit violent des roues, le frémissement des vitres abaissées, le passage fréquent des ombres des arbres, les souffles qui sortent le matin des montagnes, une sorte de murmure que faisait déjà la plaine, la beauté du ciel, et vous comprendrez ce que je sentais. Le jour, cette vallée émerveille ; la nuit, elle fascine.
La descente se fait en un quart d'heure. Elle a cinq quarts de lieue.
Lettre XXIX

Carriole, diligence, malle, marche
Depuis ma dernière lettre un incident, qui ne vaut pas la peine de vous être conté, m'a fait brusquement rétrograder de Varennes à Villers-Cotterets, et avant-hier, après avoir congédié ma carriole de La Ferté-Sous-Jouarre, j'ai pris, afin de regagner le temps perdu, la diligence pour Soissons ; elle était parfaitement vide, ce qui, entre nous, ne m'a pas déplu. J'ai pu déployer à mon aise mes feuilles de Cassini sur la banquette du coupé.
Comme j'approchais de Soissons, le soir tombait. La nuit ouvrait déjà sa main pleine de fumée dans cette ravissante vallée où la route s'enfonce après le hameau de la Folie, et promenait lentement son immense estompe sur la tour de la cathédrale et la double flèche de Saint-Jean-des-Vignes. Cependant, à travers les vapeurs qui rampaient pesamment dans la campagne, on distinguait encore ce groupe de murailles, de toits et d'édifices, qui est Soissons, à demi engagé dans le croissant d'acier de l'Aisne, comme une gerbe que la faucille va couper. Je me suis arrêté un instant au haut de la descente pour jouir de ce beau spectacle. - Un grillon chantait dans un champ voisin, les arbres du chemin jasaient tout bas et tressaillaient au dernier vent du soir avant de s'assoupir ; moi, je regardais attentivement avec les yeux de l'esprit une grande et profonde paix sortir de cette sombre plaine qui a vu César vaincre, Clovis régner et Napoléon chanceler. C'est que les hommes, même César, même Clovis, même Napoléon, ne sont que des ombres qui passent ; c'est que la guerre n'est qu'une ombre comme eux qui passe avec eux, tandis que Dieu, et la nature qui sort de Dieu, et la paix qui sort de la nature, sont des choses éternelles.
Comptant prendre la malle de Sedan, qui n'arrive à Soissons qu'à minuit, j'avais du temps devant moi et j'avais laissé partir la diligence. Le trajet qui me séparait de Soissons n'était plus qu'une charmante promenade, que j'ai faite à pied. A quelque distance de la ville, je me suis assis près d'une jolie petite maison, qu'éclairait mollement la forge d'un maréchal ferrant allumée de l'autre côté de la route. Là, j'ai religieusement regardé le ciel, qui était d'une sérénité superbe.
Lettre IV

Chemin de fer
Mayence et Francfort, comme Versailles et Paris, ne sont plus aujourd'hui qu'une même ville. Au moyen âge il y avait entre les deux cités huit lieues, c'est-à-dire deux journées ; aujourd'hui cinq quarts d'heure les séparent, ou plutôt les rapprochent. Entre la ville impériale et la ville électorale, notre civilisation a jeté ce trait d'union qu'on appelle un chemin de fer. Chemin de fer charmant, qui côtoie le Mein par instants, qui traverse une verte, riche et vaste plaine, sans viaducs, sans tunnels, sans déblais ni remblais, avec de simples assemblages de bois sous les rails ; chemin de fer que les pommiers ombragent paternellement ainsi qu'un sentier de village ; qui est livré, sans fossés ni grilles, de plain-pied, à la bonhomie saturnienne des gamins allemands, et tout le long duquel il semble qu'une main invisible vous présente l'un après l'autre les vergers, les jardins et les champs cultivés, les retirant ensuite en hâte et les enfonçant pêle-mêle au fond du paysage comme des étoffes dédaignées par l'acheteur.
Lettre XXIII

Gondole-fiacre
Quatre heures après midi.
Je viens de faire une promenade sur le lac dans une façon de petite gondole à trente sous par heure, comme un fiacre. J'ai jeté généreusement trois francs dans le lac de Zurich ; je les regrette un peu. C'est beau, mais c'est bien aimable. Ils ont un neu-munster qu'ils vous montrent avec orgueil et qui ressemble à l'église de Pantin. Les sénateurs zuriquois habitent des villas de plâtre, lesquelles ont un faux air des guinguettes de Vaugirard. Dieu me pardonne ! J'ai vu passer un omnibus, comme à Passy. Je ne m'étonne plus si ces gaillards-là font des révolutions.
Heureusement l'eau bleue du lac est transparente. Je voyais, dans des profondeurs vitreuses, les montagnes au fond du lac et des forêts sur ces montagnes. Des rochers et des algues me figuraient assez bien la terre noyée par le déluge, et, en me penchant sur le bord de mon fiacre à deux rames, j'avais les émotions de Noé quand il se mettait à la fenêtre de l'arche. De temps en temps je voyais passer de gros poissons jaunes zébrés de rubans noirs comme des tigres. J'ai sauvé du bout de ma canne deux ou trois mouches qui se noyaient.
Lettre XXXV

Barque
Mais comment faire ? Où trouver un bateau, à une telle heure, dans un tel lieu ? Traverser le Rhin à la nage, c'eût été pousser le goût des spectres un peu loin. D'ailleurs, eussé-je été assez grand nageur et assez grand fou pour cela, il y a précisément à cet endroit, à quelques brasses de la Maüsethurm, un gouffre des plus redoutables, le Bingerloch, qui avalait jadis des galiotes comme un requin avale un hareng, et pour qui, par conséquent, un nageur ne serait pas même un goujon. J'étais fort embarrassé.
Tout en cheminant pour me rapprocher de la ruine, je me rappelai que les palpitations de la cloche d'argent et les revenants du donjon de Velmich n'empêchaient pas les ceps et les échalas d'exploiter leur colline et d'escalader leurs décombres, et j'en conclus que, le voisinage d'un gouffre rendant nécessairement la rivière très poissonneuse, je rencontrerais probablement au bord de l'eau, près de la tour, quelque cabane de pêcheur de saumon. Quand des vignerons bravent Falkenstein et sa souris, des pêcheurs peuvent bien affronter Hatto et ses rats.
Je ne me trompais pas. Je marchai pourtant longtemps encore sans rien rencontrer. J'atteignis le point de la rive le plus voisin de la ruine, je le dépassai, j'arrivai presque jusqu'au confluent de la Nahe, et je commençais à ne plus espérer de batelier, lorsque, en descendant jusqu'aux osiers du bord, j'aperçus une de ces grandes araignées-filets dont je vous ai parlé. A quelques pas du filet était amarrée une barque dans laquelle dormait un homme enveloppé dans une couverture. J'entrai dans la barque, je réveillai l'homme, je lui montrai la tour, il ne me comprit pas, je lui montrai un de ces gros écus de Saxe qui valent deux florins quarante-deux kreutzers, c'est-à-dire six francs, il me comprit, et, quelques minutes après, sans avoir dit un mot, comme si nous eussions été deux spectres nous-mêmes, nous nagions vers la Maüsethurm.
Quand je fus au milieu du fleuve, il me sembla que la tour, dont nous approchions, au lieu de croître, diminuait ; c'était la grandeur du Rhin qui la rapetissait. Cet effet dura peu. Comme j'avais pris le bateau à un point du rivage situé plus haut que la Maüsethurm, nous descendions le Rhin, et nous avancions rapidement.
J'avais les yeux fixés sur la tour, au sommet de laquelle apparaissait toujours la vague lueur, et que je voyais maintenant grandir distinctement, à chaque coup de rame, d'une manière qui, je ne sais pourquoi, me semblait terrible. Tout à coup je sentis la barque s'affaisser brusquement sous moi comme si l'eau pliait sous elle, la secousse fit rouler ma canne à mes pieds ; je regardai mon compagnon, lui-même me regarda avec un sourire qui, éclairé sinistrement par la réverbération surnaturelle de la Maüsethurm, avait quelque chose d'effrayant, et il me dit : Bingerloch. Nous étions sur le gouffre.
Le bateau tourna ; l'homme se leva, saisit un croc d'une main et une corde de l'autre, plongea le croc dans la vague en s'y appuyant de tout son poids, et se mit à marcher sur le bordage. Pendant qu'il marchait, le dessous de la barque froissait avec un bruit rauque la crête des rochers cachés sous l'eau.
Cette délicate manœuvre se fit simplement, avec une adresse merveilleuse et un admirable sang-froid, sans que l'homme proférât une parole.
Tout à coup il tira son croc de l'eau et le tint en arrêt horizontalement en jetant un des bouts de la corde hors du bateau. La barque s'arrêta rudement. Nous abordions.
Lettre XX

Cosmique
et sur ma tête, dans le ciel, le splendide chariot faisait son voyage au milieu des étoiles pendant que ma pauvre patache faisait le sien à travers les cailloux.
Lettre II

Voir aussi malle-poste, pied.

 
 

Victor Hugo, Le Rhin, lettres à un ami, Lettres II, XXIX, IV, XXIII, XXXV et XX.