Vision

   
 

La ruine, toujours ouverte, est déserte à cette heure. L'idée m'a pris d'y entrer. Les deux géants de pierre qui gardent la tour carrée m'ont laissé passer. J'ai franchi le porche noir sous lequel pend encore la vieille herse de fer, et j'ai pénétré dans la cour. La lune avait presque disparu sous les nuées. Il ne venait du ciel qu'une clarté blême.
Louis, rien n'est plus grand que ce qui est tombé. Cette ruine, éclairée de cette façon, vue à cette heure, avait une tristesse, une douceur et une majesté inexprimables. Je croyais sentir dans le frissonnement à peine distinct des arbres et des ronces je ne sais quoi de grave et de respectueux. Je n'entendais aucun pas, aucune voix, aucun souffle. Il n'y avait dans la cour ni ombres ni lumières ; une sorte de demi-jour rêveur modelait tout, éclairait tout et voilait tout. L'enchevêtrement des brèches et des crevasses laissait arriver jusqu'aux recoins les plus obscurs de faibles rayons de lune ; et dans des profondeurs noires, sous des voûtes et des corridors inaccessibles, je voyais des blancheurs se mouvoir lentement.
C'était l'heure où les façades des vieux édifices abandonnés ne sont plus des façades, mais des visages.

 
 

Victor Hugo, Le Rhin, lettres à un ami, Lettre XXVIII.