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Le patron me regarda avec ses larges yeux bleus de
teuton stupéfait, et me dit : - Vous êtes arrivés ! - Je le regarde à mon tour, non moins stupéfait que lui.
En ce moment nous dûmes faire admirablement les deux figures de
l'étonnement français et de l'étonnement allemand.
- Arrivés, capitaine ?
- Oui, arrivés.
- Où ?
- Mais, à Worms !
Je m'exclame, et je promène mes yeux autour de moi. à Worms ! Rêvais-je tout éveillé ? Etais-je le jouet de quelque
vision crépusculaire ? Le patron raillait-il le voyageur ? L'allemand
en donnait-il à garder au parisien ? Le germain se gaussait-il
du gaulois ? A Worms ! Mais où était donc cette haute et
magnifique ceinture de murailles flanquées de tours carrées
qui venait jusqu'au bord du fleuve prendre fièrement le Rhin pour
fossé ? Je ne voyais qu'une immense plaine dont de grandes brumes
me cachaient le fond, de pâles rideaux de peupliers, une berge à
peine distincte, tant elle était mêlée aux roseaux,
et sur la rive même, tout près de nous, une belle pelouse
verte où quelques femmes étendaient leur linge pour le faire
blanchir à la rosée.
Cependant le patron, le bras tendu vers l'avant du bateau, me montrait
une façon de maison neuve, carrée, plâtrée,
à contrevents verts, fort laide, espèce de gros pavé
blanchâtre que je n'avais pas aperçu d'abord.
- Monsieur, voilà Worms.
- Worms ! repris-je ; Worms, cela ! Cette maison blanche ! Mais c'est
tout au plus une auberge !
- C'est une auberge, en effet. Vous y serez à merveille.
- Mais la ville ?
- Ah ! La ville ! C'est la ville que vous voulez ?
- Mais sans doute.
- Fort bien. Vous la trouverez là-bas, dans la plaine ; mais il
faut marcher, il y a un bon bout de chemin. Ah ! Monsieur vient pour la
ville ? En général, il est fort rare qu'on s'arrête
ici ; mais messieurs les voyageurs se contentent de l'auberge. On y est
très bien. Ah ! Monsieur tient à voir la ville ! C'est différent.
Quant à moi, je passe ici toujours assez tard le soir, ou de très
bonne heure le matin, et je ne l'ai jamais vue.
Ayez donc été ville impériale ! Ayez eu des gaugraves,
des archevêques souverains, des évêques princes, un
pfalz, quatre forteresses, trois ponts sur le Rhin, trois couvents à
clochers, quatorze églises, trente mille habitants ! Ayez été
l'une des quatre cités maîtresses dans la formidable hanse
des cent villes ! Soyez, pour celui qui s'éprend des traditions
fantastiques comme pour celui qui étudie et critique les faits
réels, un lieu étrange, poétique et célèbre
autant qu'aucun autre coin de l'Europe ! Ayez dans votre merveilleux passé
tout ce que le passé peut contenir, la fable et l'histoire, ces
deux arbres plus semblables qu'on ne pense, dont les racines et les rameaux
sont parfois si inextricablement mêlés dans la mémoire
des hommes ! Soyez la ville qui a vu vaincre César, passer Attila,
rêver Brunehaut, marier Charlemagne ! Soyez la ville qui a vu dans
le jardin des roses le combat de Sigefroi Le Cornu et du dragon, et devant
la façade de sa cathédrale cette contestation de Chrimhilde
d'où est sortie une épopée, et sur les bancs de la
diète cette contestation de Luther d'où est sortie une religion ! Soyez la Vormatia des Vangions, le Bormitomagus de Drusus, le Wonnegau
des poètes, le chef-lieu des héros dans les Niebelungen,
la capitale des rois francs, la cour judiciaire des empereurs ! Soyez
Worms, en un mot, pour qu'un rustre ivre de tabac, qui ne sait même
plus s'il est vangion ou némète, dise en parlant de vous : - Ah ! Worms ! Cette ville ! C'est là-bas ! Je ne l'ai jamais
vue !
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