Burg

   
 

L'intérieur du burg est d'un aspect lugubre. Des racines d'arbres soulèvent çà et là ce vieux dallage du douzième siècle où a résonné la colossale armure de Bligger quand le burgrave tomba roide mort sur le pavé. La montagne, pleine de sources, continue de suinter goutte à goutte dans la citerne à demi comblée. Les fraisiers en fleurs s'épanouissent entre les dalles. Les pierres des murs, fouettées par la pluie et rongées par la lune, sont piquées de mille trous où des larves de papillons-spectres filent dans l'ombre leur cocon. Aucun pas humain dans cette demeure. Aux fenêtres inaccessibles du donjon apparaissent des châtelaines sauvages, les fougères, qui y agitent leur éventail, et les ciguës, qui y penchent leur parasol. La grande salle, dont le toit et les plafonds se sont effondrés, est encore royalement décorée par treize croisées toutes grandes ouvertes sur la vallée. Au moment où j'y étais, le soleil couchant encadrait dans l'une d'elles un Claude Lorrain magnifique. L'autre donjon n'a pas de nom, n'a pas d'histoire, n'a pas de date pour ainsi dire, n'a presque plus de forme, et est beaucoup plus formidable encore que le Nid-d'Hirondelle. Si l'on oublie un instant la tour carrée qui le domine encore, ce n'est plus un donjon, ce n'est plus une ruine, ce n'est plus une masure, ce n'est plus un édifice ayant forme humaine (car l'homme imprime sa forme à l'édifice) ; c'est un bloc, une masse caverneuse, un rocher percé comme un poumon de trous et de caecums ; c'est un énorme madrépore que pénètre et que remplit inextricablement de toutes ses antennes, de tous ses pieds, de tous ses doigts, de tous ses cous, de toutes ses spirales, de tous ses becs, de toutes ses trompes, de toutes ses chevelures, la végétation, ce polype effrayant. Je suis entré là avec beaucoup de peine, en faisant dans les broussailles un bruit de bête fauve. Ce burg est plus ancien de deux siècles que le Schwalbennest. La tour carrée n'a qu'une baie, une porte du neuvième siècle, au-dessous de laquelle sortent encore des murs, à une hauteur d'environ quarante pieds, les deux consoles à ourlet diamanté qui soutenaient le pont-levis. L'archivolte pleine d'ombre de cette entrée inaccessible est aussi pure que si la pierre était coupée d'hier.

 
 

Victor Hugo, Le Rhin, lettres à un ami, Lettre XXVIII.