Chevalier de Saint-Georges

   
 

Le matin, je m'en vais, et d'abord (pardonnez-moi une expression effrontément risquée, mais qui rend ma pensée), je passe, pour faire déjeuner mon esprit, devant la maison du chevalier de Saint-Georges. C'est vraiment un ravissant édifice. Figurez-vous trois étages à croisées étroites supportant un fronton triangulaire à grosses volutes bouclées à jour ; tout au travers de ces trois étages deux tourelles-espions à faîtages fantasques, faisant saillie sur la rue ; enfin toute cette façade en grès rouge, sculptée, ciselée, fouillée, tantôt goguenarde, tantôt sévère, et couverte du haut en bas d'arabesques, de médaillons et de bustes dorés. Quand le poète qui bâtissait cette maison l'eut terminée, il écrivit en lettres d'or, au milieu du frontispice, ce verset obéissant et religieux : si Jehova non aedificet domum, frustra laborant aedificantes eam. C'était en 1595. Vingt-cinq ans après, en 1620, la guerre de trente ans commença par la bataille du Mont-Blanc, près de Prague, et se continua jusqu'à la paix de Westphalie, en 1648. Pendant cette longue iliade dont Gustave-Adolphe fut l'Achille, Heidelberg, quatre fois assiégée, prise et reprise, deux fois bombardée, fut incendiée en 1635. Une seule maison échappa à l'embrasement, celle de 1595. Toutes les autres, qui avaient été bâties sans le Seigneur, brûlèrent de fond en comble. A la paix, l'électeur palatin, Charles-Louis, qu'on a surnommé le Salomon de l'Allemagne, revint d'Angleterre et releva sa ville. A Salomon succéda Héliogabale, au comte Charles-Louis, le comte Charles ; puis, à la branche palatine de Wittelsbach-Simmern, la branche palatine de Pfalz-Neubourg, et enfin à la guerre de Trente-Ans la guerre du Palatinat. En 1689, un homme dont le nom est utilisé aujourd'hui à Heidelberg pour faire peur aux petits enfants, Mélac, lieutenant-général des armées du roi de France, mit à sac la ville palatine et n'en fit qu'un tas de décombres. Une seule maison survécut, la maison de 1595.

 
 

Victor Hugo, Le Rhin, lettres à un ami, Lettre XXVIII.